China Today (French)

La distance n’est plus lointaine

- LU ZHU*

Depuis 1978, la Chine a commencé son nouveau voyage sur le chemin de la réforme et de l’ouverture. Durant ces 40 ans, la vie des Chinois a changé avec le développem­ent du pays, l’évolution de l’industrie et les changement­s sociaux. Pour commémorer le 40e anniversai­re de la réforme et de l’ouverture de la Chine, La Chine au présent a créé une rubrique Ma vie depuis 40 ans. À chaque numéro, un personnage nous raconte, dans le contexte de la réforme et de l’ouverture du pays, une expérience personnell­e représenta­tive de l’évolution de la société.

Ma mère met un point d’honneur à vérifier tous les jours la météo de quatre villes : Chengdu, Beijing, Guangzhou et Ürümqi. Ce sont les villes où habitent les membres de notre famille. Nous sommes presque éparpillés aux quatre coins de la Chine. La migration ne faisait pas partie du mode de vie de nos ancêtres chinois ; la tradition voulait que les membres d’une famille habitent ensemble. Avec la réforme et l’ouverture, il est devenu de plus en plus normal que les membres d’une famille se séparent, comme c’est le cas chez moi.

C’est avec mon père que notre famille a connu sa première migration. Mes parents sont nés à Chengdu (Sichuan). Mon père a obtenu son diplôme universita­ire en électroniq­ue en 1963. À cette époque-là, l’État distribuai­t des emplois aux jeunes diplômés, mon père

a donc été envoyé dans une usine de tubes électroniq­ues de Beijing. Après de nombreuses années, la réforme des entreprise­s d’État a entraîné le déclin de certaines entreprise­s. Le groupe des anciens ateliers est devenu un lieu artistique d’avant-garde de Beijing. Aujourd’hui, il porte un nom que tout le monde connaît bien : le 798 Art District.

Je suis née en 1969, mon père a été transféré dans une entreprise électroniq­ue d’Ürümqi, chef-lieu du Xinjiang. Pour éviter la séparation, ma mère, plutôt que de continuer à enseigner dans le Sichuan, s’est aussi installée à Ürümqi où l’hiver est très long et froid.

Tous deux originaire­s du Sud, ils se sont retrouvés confrontés à un nouveau climat et durent s’adapter. En hiver, ma mère a appris à fabriquer des vêtements en coton et en laine, mon père, à allumer le four pour se réchauffer. Leurs collègues ont acheté l’équivalent d’un camion de charbon qu’ils partageaie­nt avec plusieurs familles. Avec la réforme et l’ouverture, le développem­ent économique chinois s’est accéléré et beaucoup d’immeubles sont apparus en peu de temps. Dans les années 1980, ma famille a déménagé dans un immeuble et a découvert le gaz. Nous en avions enfin terminé avec la pénible corvée qui consistait à transporte­r et à allumer le charbon.

En dehors de la difficulté de s’adapter au climat, ma famille a rencontré un autre problème : les habitudes alimentair­es. Dans le Sichuan, on a l’habitude de manger du riz, mais dans le nord, l’aliment de base est plutôt la farine. À cette époque-là, l’État gérait l’approvisio­nnement alimentair­e, et chaque habitant d’Ürümqi recevait un kilo de riz par mois. Le riz était plus cher que la farine de blé ou de maïs. Mes parents ont fait des efforts pour acheter ou échanger du riz contre de la farine. Pour deux kilos de farine de maïs, ou un kilo de farine de blé, ils obtenaient un demi-kilo de riz. Par ailleurs, au cours des années 1970, chaque fois qu’ils rentraient dans leur région natale du Sichuan, ils rapportaie­nt du riz. En 1976, ma soeur a accompagné ma mère une fois dans le Sichuan, et elle est partie avec un sac à dos rempli de riz.

En 2005, le film Le Paon de Gu Changwei a gagné l’Ours d’argent au Festival internatio­nal du film de Berlin. Un film sur la génération née dans les années 1970 qui dresse un portrait fidèle de la vie dans les années 1970 en Chine et qui raconte notamment comment les gens fabriquaie­nt des briquettes de charbon ou préparaien­t des légumes salés.

Dans les années 1980, la société chinoise a connu un véritable essor qui a suscité beaucoup d’espoirs. Mes parents se sont investis dans leur travail. L’État a commencé à évaluer les employés techniques, et mon père devait participer à l’évaluation des hauts ingénieurs. Mais il devait passer un examen d’anglais alors qu’il n’avait pas utilisé cette langue depuis dix ans. À plus de 40 ans, mon père a donc recommencé à étudier l’anglais. Tous les matins, nous allions dans un parc, lui, ma soeur et moi, et il lisait à voix haute. Nous prenions trois directions différente­s et étudions chacun de notre côté.

En 1985, ma soeur est entrée à l’université. À cette époque-là, peu de gens pouvaient passer l’examen d’entrée à l’université et parmi les enfants des collègues de mes parents, ma soeur était la première fille à entrer à l’université. Après avoir obtenu son diplôme, elle est entrée dans une école technique profession­nelle pour devenir enseignant­e et s’est installée à Ürümqi.

En 1988, j’ai passé l’examen d’entrée à l’université Renmin de Chine, à 3 770 km d’Ürümqi, à Beijing. Le voyage en train pour m’y rendre a duré 72 heures et à l’arrivée, j’avais les jambes lourdes et le sang qui ne

Dans les années 1980, la société chinoise a connu un véritable essor qui a suscité beaucoup d’espoirs.

circulait plus bien. Pour le reste, mes années d’études à Beijing ont été une période très importante de ma vie. À l’université, j’ai eu l’occasion d’étudier des idées et des pensées différente­s. À cette époque-là, de nombreuses oeuvres de la littératur­e et de la philosophi­e occidental­es ont été introduite­s en Chine. Je me souviens toujours d’un après-midi de printemps pendant ma deuxième année d’études où j’ai ouvert le roman Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez que j’avais trouvé sur une étagère de la bibliothèq­ue. Une fois diplômé, j’ai continué mes études en littératur­e classique, à l’université Renmin de Chine pour le master, puis à l’université de Beijing pour le doctorat. Je suis ensuite devenue professeur à l’université et me suis engagée dans l’enseigneme­nt de la langue chinoise en Belgique et en Irlande.

Mon frère a trois ans de moins que moi. En 1990, il a commencé des études de comptabili­té à l’université de Xiamen. À ce moment-là, j’étais en troisième année et ma soeur venait d’entrer dans le monde du travail. Une fois, ma mère, ma soeur et moi sommes allées faire des courses pour la rentrée de mon frère à l’université. Lorsque nous avons rencontré des collègues et des amis dans la rue, ils nous ont demandé avec des regards envieux : « Ton fils aussi est entré à l’université ? » Ma mère a répondu, fière mais calme : « Oui, lui aussi. »

Selon les statistiqu­es, dans les années 1990, le taux d’entrée à l’université se situait entre 3 et 4 %. Nous avons eu beaucoup de chance. Lorsque mon frère a été diplômé, dans les années 1990, la réforme et l’ouverture se sont approfondi­es. L’économie de la région du Sud a connu un essor rapide. Mon frère a choisi un emploi à Guangzhou, une métropole dynamique de la région du Sud. Aujourd’hui, il est le responsabl­e des finances de la branche Sud d’une grande entreprise d’État. Et il a déjà deux fils jumeaux.

Au cours de ces dernières quarante années, le réseau de transport s’est largement amélioré, et pour ma famille, cela est très important. Quand mes parents travaillai­ent à Ürümqi, ils ne pouvaient pas rentrer dans le Sichuan tous les ans. À cette époque, ils avaient peu de vacances et leurs revenus étaient faibles. Mon père a dû attendre une dizaine d’années avant de rentrer pour la première fois dans le Sichuan chez ma grand-mère. Lorsque j’étais adolescent­e, prendre le train était encore une véritable aventure : il fallait plus de 60 heures pour aller d’Ürümqi à Chengdu et les trains étaient souvent bondés. Pendant la nuit, des voyageurs devaient dormir sur leur siège ou par terre, et la meilleure place était encore sous le siège où des gens déployaien­t un drap ou un journal pour se faire une niche.

Au milieu des années 1990, lorsqu’ils ont pris leur retraite, mes parents sont rentrés à Chengdu. On dit souvent : « Chaque chose retourne à sa source. » Chengdu est une ville au climat agréable, regorge de ressources naturelles et la vie y est tranquille. Mais comme les autres membres de notre famille vivaient aux quatre coins du pays, à cause de la distance et du manque de temps, nous avions peu l’occasion de nous retrouver. À ces difficulté­s venait s’ajouter le coût élevé des transports. En 2003, j’ai obtenu mon diplôme de doctorat et j’ai commencé à travailler. Le prix d’un billet d’avion Beijing-Chengdu équivalait à deux tiers de mon salaire mensuel. Quant à ma soeur, le prix d’un billet Ürümqi-

Grâce au développem­ent de l’économie chinoise, la génération née dans les années 1970 a pu accumuler de l’argent. Quand j’ai commencé à travailler, j’étais logée dans le dortoir de l’unité.

Chengdu valait plus que son salaire mensuel. Les billets de train se vendaient bien parce que la demande dépassait toujours l’offre, particuliè­rement pendant la fête du Printemps, époque de la grande migration des Chinois. Comme mon frère travaillai­t, il a dû attendre la fête du Printemps pour prendre des vacances et rentrer chez nos parents. Ma soeur, quant à elle, est rentrée à Chengdu pendant les vacances d’été car les billets de train étaient plus faciles à trouver. Pendant dix ans, ils n’ont donc pas pu se retrouver.

Aujourd’hui, la qualité de vie s’améliore, et le coût des transports diminue. Les trains à grande vitesse relient toutes les villes, le prix d’un billet d’avion n’est plus si cher au regard des salaires. Les membres de ma famille peuvent désormais se retrouver régulièrem­ent. Mes parents ont plus de 80 ans, ils sont toujours en bonne santé, et leurs trois enfants essaient de leur rendre visite le plus souvent possible.

Lorsque mes parents étaient jeunes, l’État prodiguait tout, emploi, logement, et de quoi se nourrir. Les gens gardaient le même emploi toute leur vie, sans avoir à s’inquiéter de ne pas évoluer avec leur temps ou d’être renvoyés. La pression est venue avec le manque de confort matériel et la difficulté de se procurer des produits supplément­aires. Cette génération a dû faire face à la question de sa propre survie.

À ma génération, la pression du travail a augmenté. Ma soeur est arrivée sur le marché de l’emploi juste avant que l’État arrête de distribuer des emplois. Comme elle avait fait ses études dans le Xinjiang, elle a été affectée à un poste dans cette région. En revanche, mon frère et moi avons fait des choix de façon plus autonome. Comme je travaille dans le milieu de l’éducation, j’ai choisi Beijing qui est un centre culturel pour la Chine. Pour mon frère qui avait étudié l’économie, la région du Sud était plus appropriée. Il a changé d’emploi plusieurs fois, et a travaillé aussi bien pour des entreprise­s d’État que pour des entreprise­s privées, ou pour une entreprise de Hong Kong comme pour une entreprise relevant directemen­t de l’autorité centrale. Si l’on ne fait pas d’efforts, on finit par être éliminé.

Du point de vue du confort matériel, notre génération est beaucoup mieux lotie que celle de mes parents. Il y a 40 ans, il y avait encore peu de voitures dans les rues de Beijing, seuls les dirigeants de haut niveau se déplaçaien­t en voiture. Il y a 20 ans, je n’aurais jamais pu imaginer que je pourrais un jour acheter un appartemen­t et une voiture. Mais heureuseme­nt, grâce au développem­ent de l’économie chinoise, la génération née dans les années 1970 a pu accumuler de l’argent. Quand j’ai commencé à travailler, j’étais logée dans le dortoir de l’unité. Ensuite, l’unité m’a attribué un petit appartemen­t. Après 2000, j’ai pu acheter un appartemen­t et une voiture. De nos jours, beaucoup de personnes de ma génération possèdent un ou deux appartemen­ts et une voiture. Mon frère a trois appartemen­ts.

Un poème célèbre, écrit par Bai Juyi (772-846), un poète des Tang, raconte : « En regardant la pleine lune dans le ciel, tous versent des larmes d’affliction. Ce soir, dans cinq lieux différents, nous éprouvons une même profonde nostalgie. » Les membres de la famille de ce poète étaient dispersés dans cinq lieux différents, et il a voulu retranscri­re la douleur de la séparation à travers ce poème. En tant que professeur de littératur­e classique chinoise, je suis sensible aux vers de ce poète et peux ressentir ses émotions.

Aujourd’hui, pour les études comme pour le travail, il est devenu normal pour les Chinois de se déplacer. Dans ma famille, nous avons suivi des chemins différents qui nous ont menés dans quatre lieux, et la nuit, nous avons le mal de la famille, comme le poète. Mais heureuseme­nt, il ne nous faut que quelques heures de train ou d’avion pour nous retrouver et nous n’éprouvons plus le besoin de verser des larmes. La fille de ma soeur a obtenu sa licence, elle est en train de préparer l’examen d’entrée en master, et elle envisage de continuer ses études à l’étranger. Je crois que la jeune génération ira encore plus loin que nous.

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La ville d’Ürümqi en 1985
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La ville d’Ürümqi en 2015
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