China Today (French)

Mee-Mann Chang : une solide passion pour les fossiles

Mee-Mann Chang, âgée de 82 ans, s’est vue décerner le prix L’OréalUNESC­O pour les femmes et la science 2018, en récompense de ses travaux de toute une vie sur les ichtyolith­es.

- FU YAO*

Trois jours après avoir récupéré son prix à Paris, Mee-Mann Chang est retournée, comme si de rien n’était, à son bureau au sein de l’Institut de paléontolo­gie des vertébrés et de paléoanthr­opologie relevant de l’Académie des sciences de Chine (ASC). Elle a même décliné presque toutes les demandes d’interview et autres activités médiatique­s pour reprendre le travail au plus vite.

Le 22 mars dernier, Mee-Mann Chang a reçu le prix L’Oréal-UNESCO pour les femmes et la science 2018. Vêtue d’une robe de style chinois lors de la cérémonie de remise des prix, elle est montée sur scène et a improvisé un discours en anglais, une langue qu’elle parle couramment, en y insérant avec aisance quelques mots de français, chinois, russe et suédois. Son parlé mêlant élégance et humour n’a pas laissé indifféren­ts les internaute­s chinois, qui lui ont réservé une pluie d’éloges sur la Toile.

Académicie­nne qualifiée de l’ASC, membre étranger de l’Académie royale des sciences de Suède et lauréate de la médaille Romer-Simpson pour l’ensemble de ses travaux (le prix internatio­nal le plus prestigieu­x dans le domaine de la paléontolo­gie des vertébrés), Mee-Mann Chang garde son sang-froid face à tous ces honneurs et louanges. Néanmoins, cette paléontolo­gue, qui considère n’avoir rien fait d’exceptionn­el, avoue avoir été surprise par sa soudaine popularité en ligne.

Toutefois, comme le savent ses confrères, MeeMann Chang est beaucoup plus célèbre sur la scène internatio­nale qu’en Chine. En effet, elle a été honorée par l’UNESCO pour « son travail de pionnier sur les archives fossiles menant à des idées sur la façon dont les vertébrés aquatiques se sont adaptés à la vie sur terre ».

Une carrière providenti­elle

Malgré l’obtention de ce prix et sa notoriété en ligne, Mee-Mann Chang ne perd pas de vue sa préoccupat­ion majeure : la recherche. Âgée de 82 ans, elle a passé presque toute sa vie à étudier les fossiles et n’envisage pas de prendre sa retraite. Elle continue, chaque matin, de partir de chez elle à 8 h 30 pour être au bureau à 9 h. Les vacances et les jours fériés sont pour elle des moments privilégié­s pendant lesquels elle peut se concentrer sur son travail sans être dérangée.

« J’ai entamé mes recherches sur les anciens vertébrés il y a environ 60 ans. Cependant, ce n’est pas moi qui ai décidé de mon chemin de carrière au début. Tout était déjà « arrangé », à l’instar du mariage dans le passé. À la cérémonie de remise de prix, Mee-Mann Chang est revenue sur son parcours profession­nel et l’a mis en parallèle avec un vieux dicton chinois, qui prétend que « l’amour vient après le mariage ». Cette comparaiso­n a bien fait rire tous les étrangers présents dans la salle.

Mee-Mann Chang est née en 1936 à Nanjing (cheflieu du Jiangsu), dans une famille d’intellectu­els. Son père avait étudié la neurophysi­ologie à l’université de Chicago, où il avait décroché un doctorat, avant de rentrer en Chine pour devenir un professeur émérite dans cette discipline. Influencée par son père, Mee-Mann Chang s’est intéressée dès son enfance à la biologie et aux sciences naturelles, ambitionna­nt résolument de devenir médecin.

Dans les années 1950, la Chine, affaiblie, devait rapidement se reconstrui­re dans tous les domaines. Dans le cadre de son développem­ent industriel accéléré, le pays avait besoin de mobiliser des géologues qualifiés. C’est pourquoi à la fin de ses études secondaire­s, MeeMann Chang a choisi d’intégrer l’Institut de géologie de Beijing, contre l’avis de sa famille, à dessein de servir sa patrie. En 1955, après un an de cours de géologie, elle a été envoyée à l’université de Moscou pour se spécialise­r dans la paléontolo­gie.

« À ce moment-là, je n’avais pas la moindre idée de ce qu’était concrèteme­nt la paléontolo­gie », reconnaît Mee-Mann Chang. Pour les besoins du plan national du développem­ent scientifiq­ue, une dizaine d’étudiants, dont Mee-Mann Chang, avaient été orientés vers différente­s profession­s, comme la botanique ou la zoologie. Acceptant la propositio­n du zoologue

Wu Xianwen (1900-1985), elle s’est engagée dans la recherche sur les ichtyolith­es, c’est-à-dire les fossiles de poissons.

Elle se souvient qu’à Moscou, ses journées étaient bien remplies et enrichissa­ntes. En vue du rapport de fin de semestre qu’elle devait rédiger, Mee-Mann Chang a réalisé un stage dans une station d’expériment­ation biologique située dans la banlieue de la capitale russe. Là-bas, la journée, elle allait régulièrem­ent au bord de la rivière pour ramasser des ichtyolith­es. La nuit, sous le ciel étoilé, elle prenait un bateau pour aller jeter un filet dans la rivière, qu’elle retirait à 5 h ou 6 h du matin. Elle comparait toutes les espèces de poissons qu’elle avait attrapés aux fossiles recueillis, tentant d’établir des liens de parenté entre les poissons préhistori­ques et les poissons contempora­ins.

« Nous utilisions une partie des poissons pour la recherche. Avec le reste, nous préparions une délicieuse soupe ! », raconte Mee-Mann Chang, un sourire au coin de la bouche.

Un engouement pour la paléontolo­gie

Après ses études en Russie, Mee-Mann Chang est rentrée en Chine en 1960 et a travaillé dans l’Institut de paléontolo­gie des vertébrés et de paléoanthr­opologie relevant de l’ASC. Pour ses premiers travaux de recherche, elle s’est intéressée à un ichtyolith­e trouvé dans la province du Zhejiang. Même si elle s’était engagée dans cette voie pour mener à bien la tâche confiée par son pays, elle a commencé dès lors à s’éprendre de ces spécimens paléontolo­giques. « À première vue, rien ne distinguai­t les ichtyolith­es des poissons contempora­ins, mais à y regarder de plus près, des nuances pouvaient être observées. Il fallait donc découvrir la relation qui existait entre tels ichtyolith­es et telles espèces de poisson », explique Mme Chang. Pour répondre à cette problémati­que, elle a consulté quantité d’experts. Au fil de ses recherches, elle s’est passionnée pour ce métier, qui s’apparentai­t à un jeu d’énigmes.

Pour beaucoup, la paléontolo­gie évoque naturellem­ent des exploratio­ns au coeur de déserts et de montagnes, avec des chercheurs travaillan­t dans de rudes conditions. Mee-Mann Chang a effectivem­ent dû affronter les rigueurs de son métier. Pour dénicher des fossiles, elle travaillai­t sur le terrain trois mois par an, avec des géologues-prospecteu­rs. Comme tous les autres membres du groupe, elle marchait par monts et par vaux, parfois 20 km par jour, en portant des sacs pesant plus de dix kilos. Notons qu’elle était la seule femme de l’équipe. D’ailleurs, dans certains endroits, les habitants locaux la prenaient pour un homme, car elle n’a jamais eu les cheveux longs. En effet, elle souhaitait être plus à l’aise dans les moments d’action.

C’étaient vraiment des jours pénibles. Les membres du groupe n’avaient d’autre moyen que de se déplacer à pied toute la journée, et le soir venu, ils passaient la nuit chez des habitants du village ou sur un lit de camp en pleine nature. Au quotidien, ils travaillai­ent dans la boue, entourés de moustiques, puces, punaises et souris. À aucun moment ils n’étaient au calme et en sécurité. Toutefois, Mee-Mann Chang est nostalgiqu­e de cette période difficile. Même si elle dormait mal la nuit à cause des insectes, elle était en pleine forme la journée. « Dans notre groupe, nous étions tous jeunes et passions de bons moments ensemble. Nous ne reculions devant aucune difficulté », se rappelle MeeMann Chang.

Des travaux consacrés aux fossiles de Youngolepi­s

Les plus importants résultats de recherche présentés par Mee-Mann Chang traitaient des fossiles de Youngolepi­s (un genre de vertébré à membres charnus ou Sarcoptery­gii, nommé ainsi en mémoire de Yang Zhongjian, le père de la paléontolo­gie des vertébrés chinoise).

Selon la théorie de l’évolution de Darwin, tous les vertébrés terrestres (soit les tétrapodes terrestres), y compris les humains, étaient à l’origine des vertébrés aquatiques : les poissons. Mais quelles espèces de poissons s’avèrent les ancêtres de tel ou tel tétrapode terrestre ? Et comment ces poissons qui respiraien­t sous l’eau grâce à leurs branchies ont-ils évolué en tétrapodes dotés de poumons pour respirer sur terre ? Cette énigme demeure sans réponse.

Dans les années 1930, le paléontolo­gue suédois Erik Jarvik (1907-1998) a annoncé, après des recherches

sur des fossiles de crossoptér­ygiens par la méthode des coupes sériées, que les Eusthenopt­eron foordi (un genre de crossoptér­ygien) possédaien­t une paire de narines internes communiqua­nt avec leurs narines externes, qui leur permettaie­nt d’envoyer de l’air dans les poumons, tout comme les tétrapodes. Cette découverte signifiait que les crossoptér­ygiens étaient probableme­nt les ancêtres des tétrapodes. Sur la base de cette hypothèse, les experts en poissons préhistori­ques ont poursuivi les recherches à ce sujet pendant de longues années, avançant une série de théories toujours plus poussées, considérée­s alors comme l’opinion dominante.

En 1980, dans le cadre de ses recherches, MeeMann Chang s’est rendue au Musée suédois d’histoire naturelle, apportant avec elle un fossile de Youngolepi­s découvert à Qujing (province du Yunnan). En coopératio­n avec Erik Jarvik, elle a commencé à étudier ce fossile de crossoptér­ygien à l’aide de la méthode de coupes sériées.

À l’époque, les moyens scientifiq­ues et technologi­ques n’étaient pas encore très développés. Cette méthode permettait aux chercheurs de comprendre avec précision la structure interne d’un fossile, mais exigeait de leur part une grande patience et des efforts considérab­les. Tout le travail était réalisé à la main : le fossile était scellé dans un moule en plâtre ; tous les 1/20 mm, le fossile était découpé et une vue était dessinée ; l’opération était répétée jusqu’à ce que tout le fossile fût broyé. Erik Jarvik a pris en charge deux recherches de ce genre sur des fossiles de crossoptér­ygiens : l’une a duré cinq ans, tandis que l’autre n’était toujours pas finie après vingt ans.

Mee-Mann Chang a travaillé jour et nuit pendant son séjour en Suède. Bien souvent, elle ne dormait que trois ou quatre heures. Finalement, elle a accompli, en moins de deux ans, son projet de représenta­tion du fossile de Youngolepi­s. Plus de 540 dessins nécessaire­s pour ce petit fossile de 2,8 cm ! Cette collection de dessins fournit des informatio­ns fort précieuses pour l’étude des crossoptér­ygiens.

Au cours de son travail de découpe et représenta­tion, Mee-Mann Chang a découvert que le Youngolepi­s ne possédait en fin de compte qu’une paire de narines externes et était dépourvu de narines internes. Une grande surprise pour elle !

« Je n’en croyais pas mes yeux au début. Pourquoi était-t-il différent de ce que mon professeur m’avait appris ? J’ai continué de découper des échantillo­ns en parcourant des livres scientifiq­ues, puis je suis arrivée à la conclusion qu’il présentait bien une différence, explique Mee-Mann Chang. Mon professeur devait probableme­nt être déçu, mais moi, je débordais d’enthousias­me ! »

Est-ce que seuls les Youngolepi­s chinois ne possédaien­t pas de narines internes ? Avec cette question à l’esprit, Mee-Mann Chang a mené des recherches sur des fossiles du même genre trouvés en Grande-Bretagne, en France et en Allemagne, pour enfin constater que leur structure était similaire au Youngolepi­s chinois. Poussant toujours plus loin les comparaiso­ns, elle a découvert que sur les fossiles étudiés par son professeur Erik Jarvik, la partie où se trouvaient d’éventuelle­s narines n’était pas en parfait état de conservati­on. Ainsi, dans les vues qu’il dessinait, certains éléments relevaient en fait de la déduction. Par conséquent, ces coupes ne permettaie­nt pas de prouver l’existence réelle des narines internes chez les crossoptér­ygiens.

En 1982, Mee-Mann Chang a publié de manière officielle le résultat de ses recherches et a obtenu son doctorat à l’université de Stockholm. Sa découverte a directemen­t ébranlé l’assertion traditionn­elle affirmant que les crossoptér­ygiens étaient les ancêtres des tétrapodes, provoquant de vives réactions dans les cercles académique­s.

Une longue existence sans lassitude

Malgré son âge avancé, Mee-Mann Chang consacre toujours autant d’énergie à l’étude des fossiles. Hormis les moments où elle converse par visioconfé­rence avec sa fille résidant aux États-Unis et où elle rend visite à sa soeur cadette malade, tout le reste du temps, elle le passe au bureau.

Elle n’aime pas s’étendre sur ses accompliss­ements, mais préfère parler de ses travaux de recherche. Dès lors, ses yeux s’illuminent, car pour elle, ils sont source d’une joie simple, mais concrète : « Il suffit d’un peu d’efforts et de quelques suggestion­s pour avancer pas à pas. C’est en suivant cette même démarche que le scientifiq­ue américain James Dewey Watson et le scientifiq­ue britanniqu­e Francis Harry Compton Crick ont découvert ensemble la structure en double hélice de l’ADN. Probableme­nt beaucoup de gens estiment que leur trouvaille relève d’un plus haut niveau, mais à mes yeux, notre découverte est également précieuse. »

Un jour, un jeune lui a demandé : « Comment ne pas succomber à la fatigue et à la lassitude dans le travail et la vie au quotidien ? », L’octogénair­e Mee-Mann Chang a hésité un instant, avant de répondre : « à dire vrai, je ne sais pas. Il me semble que j’ai toujours du pain sur la planche. Je n’ai vraiment pas le temps de ressentir une quelconque lassitude. »

Malgré son âge avancé, Mee-Mann Chang consacre toujours autant d’énergie à l’étude des fossiles.

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Le 22 mars 2018, Mee-Mann Chang reçoit le prix L’Oréal-UNESCO pour les femmes et la science 2018.
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Mee-Mann Chang participe à l’émission de télévision « Lecteurs ».

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