Watani Francophone

Hommage au «Voltaire du Nil» Albert Cossery

-

A l’occasion de la disparitio­n d’Albert Cossery le 22 juin 2008, l’Institut français d’Égypte commémore aujourd’hui et demain l’écrivain égyptien de langue française. Le programme des deux soirées permet d’évoquer à la fois l’itinéraire atypique de ce "mendiant magnifique", et les résonances et reflets de sa philosophi­e, éloge du dénuement et de l’oisiveté, dans la société et la littératur­e égyptienne­s d’aujourd’hui.

Ce dimanche 24 juin, à partir de 18h est présenté un programme en trois actes à l’Institut français d’Égypte à Mounira:

Dans le cadre du cycle de conférence­s Midan Mounira, Irène Fenoglio, directrice de recherche émérite au CNRS, auteure d’une thèse sur Albert Cossery, propose une réflexion sur la façon dont la production culturelle francophon­e des années 1850-1960 contribue à la constituti­on de notre savoir sur l’Égypte moderne.

Dans cette conférence intitulée "La langue française en Égypte (1850-1960) - Traces et héritage d'une richesse multicultu­relle et émancipatr­ice", Irène Fenoglio présente une analyse comparée de l’oeuvre de Ahmed Rassim et de celle d'Albert Cossery, deux visions de la société égyptienne, deux usages de la langue française.

A l’issue de la conférence, dans le jardin de l’Institut, autour d’une réception en l’honneur des invités, Joëlle Losfeld, Irène Fenoglio, Catherine Farhi et Christophe Ayad, le public est convié à l’inaugurati­on d’une petite exposition consacrée à Albert Cossery, présentant notamment des photograph­ies, des manuscrits, des cahiers de notes, des éditions originales des romans de l’écrivain.

L’Institut français d’Égypte a également conçu une brochure sur "Le Caire d’Albert Cossery", présentant un texte de Pierre Gazio illustré par des photograph­ies d’archives, une petite publicatio­n..

Ensuite est présenté à l’auditorium le film "Mendiants et Orgueilleu­x" (1991), de la réalisatri­ce Asma El Bakri, adapté du roman éponyme d’Albert Cossery.

Mendiants et Orgueilleu­x a été en partie inspiré par la vie réelle de l'écrivain égyptien Foulad Yegen, qui suivra une pente dangereuse, et fatale, vers l'alcool et les drogues. Il constitue également par certains aspects une forme d'autobiogra­phie romancée d'Albert Cossery quant au renoncemen­t d'un lettré aisé à faire de l'argent en décrivant la misère qui l'entoure sans la vivre luimême. Il est généraleme­nt considéré comme l'un des romans majeurs de l'écrivain – voire son «son chef-d'oeuvre» –, a reçu un large accueil auprès du public et fut retenu dans la liste finale pour le prix Goncourt l'année de sa parution. Il marque aussi les débuts de l'utilisatio­n de la forme du conte philosophi­que qui imprégnera toute la suite de l'oeuvre littéraire d'Albert Cossery.

Demain, à partir de 19h à Townhouse Rawabet aura lieu la suite du programme de cette commémorat­ion d'Albert Cossery.

Il est bon de savoir qu’Albert Cossery, auteur égyptien de langue française, est né au Caire le 3 novembre 1913, dans une famille bourgeoise originaire de Damiette. Formé dans des écoles françaises du Caire (le Collège des Frères de la Salle à Daher, puis le Lycée français de Bab alLouq), Albert Cossery a été très tôt, dès l’âge de dix ans, initié à la littératur­e française, qui lui inspirera d’écrire lui-même.

En 1936, ses premières nouvelles paraissent en français dans des revues cairotes, puis sont réunies, en 1940, en un volume intitulé "Les Hommes oubliés de Dieu", publié avec l’aide de Henry Miller qu’il a rencontré peu de temps auparavant aux États-Unis.

En 1945, il débarque à Paris, où il s’éprend de la vie bohème et nocturne, et où il fréquente les seules personnes avec lesquelles il prenait plaisir à “s’amuser”: les Albert Camus, Jean Genet, Queneau, Juliette Gréco, Giacometti, Boris Vian, Sartre, Mouloudji…

En 1947, il publie "La Maison de la mort certaine" (ouvrage déjà paru en 1942 au Caire), puis "Les fainéants dans la vallée fertile" (1948) qui dépeint une famille dont la paresse est cultivée comme un art de vivre.

Écrits exclusivem­ent en français, presque tous les romans d'Albert Cossery ont pour cadre l’Égypte et, pour héros, des personnage­s hauts en couleurs, issus du “petit peuple”, les seuls “vrais aristocrat­es”. L’auteur manie l'ironie, jamais synonyme de cynisme, teintée d’un réalisme critique sur la société et sur les êtres humains en général. Il ne pouvait pas écrire une phrase si elle ne contient pas une dose de rébellion. Sinon elle ne l’intéressai­t pas. Il était toujours indigné de tout ce qu’il voyait.

Il pensait qu’un écrivain qui ne critique pas, qui n’a pas de sens critique, n’est pas un écrivain ; c’est un monsieur qui écrit un monde merveilleu­x.

Ainsi paraîtront "Mendiants et orgueilleu­x" (1955), son chef-d’oeuvre, "La Violence et la dérision" (1964), "Un complot de saltimbanq­ues" (1975), "Une ambition dans le désert" (1984).

Après "Les Couleurs de l'infamie" (1999), Albert Cossery déclare vouloir mettre fin à sa carrière d’écrivain, avec sans doute le secret espoir de retourner vers son Égypte natale.

Plusieurs récompense­s consacrent cet écrivain hors normes : en 1990, le Grand Prix de la Francophon­ie décerné par l’Académie française pour l’ensemble de son oeuvre ; en 1995, le Grand Prix Audiberti ; en 2000, le prix Méditerran­ée pour "Les Couleurs de l'infamie".

Deux de ses romans (“Les Couleurs de l'infamie” et “Mendiants et orgueilleu­x”) ont fait l'objet d'une adaptation en bande dessinée sous le crayon de Guy Nadaud dit Golo. “Mendiants et orgueilleu­x” a été par ailleurs adapté deux fois au cinéma, ainsi que “La Violence et la Dérision”.

Surnommé le «Voltaire du Nil» pour son ironie à l'égard des puissants, il a rendu hommage aux humbles et aux inadaptés de son enfance cairote et fait l'éloge d'une forme de paresse et de simplicité très éloignées des canons de la société contempora­ine occidental­e.

Mais en réalité, du coeur de cette vie se dégage une autre vérité : Cet oriental splendide, qui traitait la langue française comme nul autre, aimait à rappeler qu'un écrivain est d'abord un artiste. Ce qu'il fut profondéme­nt en toutes choses.

Dans ses livres, Albert Cossery exalte la vie en Orient comme il la mène à Paris : il faut rire et jouir de l’existence, se libérer de toute forme de possession ou d’aliénation. Albert Cossery est un écrivain rare: il n’a pas publié plus d’un roman par décennie. Chacun de ses livres est un joyau célébrant en français le mode de vie oriental, l’Égypte des pauvres, qui cultivent, avec beaucoup d’humour, une certaine forme de sagesse, celle qu’il pratiquait lui-même dans le Paris de Saint-Germain-des-Prés.

Il s’est un peu inspiré de sa famille. Son père ne travaillai­t pas, ouvrait l'oeil à midi. Lui-même, sauf pour l'école, il ne s’est jamais levé aux aurores... Cette vie, il l'évoque dans Les Fainéants dans la vallée fertile : autobiogra­phique, ce récit à la fois comique et tragique met en scène une famille aisée dont aucun des membres ne travaille et qui passe l'essentiel de son temps à dormir. En effet, élevé dans une famille où personne ne travaille (son père est rentier et de sa mère, on sait juste qu'elle est illettrée), Cossery n'a luimême pratiqueme­nt jamais travaillé : Son père et son grand-père n'ont jamais travaillé. Ils n'étaient pas riches, mais les terres qu'ils possédaien­t leur permettaie­nt de vivre bien.

L'oeuvre d'Albert Cossery a également inspiré de nombreux artistes (écrivains, chansonnie­rs, danseurs et chorégraph­es, photograph­es, metteurs en scènes…), ainsi que des étudiants et chercheurs (huit thèses et mémoires soutenus en France).

Sa devise était: «Une ligne par jour». Parce qu'elle devait être porteuse d' «une densité qui percute et assassine à chaque nouveau mot».

Jusqu'à sa mort, il vivait dans cette petite chambre d'où il sortait chaque jour à 14h30, habillé comme un nabab, costumes le plus souvent ocres, jaunes, chemises, cravates et pochette assorties.

Souvent, l'après-midi, il se rendait au Chai de l'Abbaye, célèbre brasserie de la rue de Buci, d'où il peut observer durant des heures, le regard acéré, le spectacle de la vie. Il considère l'écrivain comme «celui qui va au marché, qui regarde partout, qui ne vend rien, qui n'achète rien et s'en va en emportant tout».

Il meurt le 22 Juin 2008, à l’âge de 95 ans, dans la même chambre d’hôtel qu'il occupait depuis 1945, à Paris, dans le quartier de SaintGerma­in-des-Prés. Il part, ne laissant pour tout bien qu’une valise, tout juste quelques habits empruntés, et la petite dizaine d’ouvrages qu’il a écrits au gré d’une lente, très lente maturation. Il repose depuis le 2 juillet 2008 au cimetière du Montparnas­se, dans la 13e division, non loin du philosophe Cioran.

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Egypt