Un siècle pour couper le cordon
Cette révolution des communications a bouleversé la société française, s’introduisant jusque dans l’intimité de ses foyers. Du théâtrophone au GSM, voici l’histoire d’un fascinant combiné.
Le téléphone a bataillé ferme pour s’inviter dans la poche de tous les Français, de 12 à 77 ans. En 1875, l’Académie des sciences se méfie d’emblée de cet appareil encombrant, à la fiabilité douteuse et au son nasillard. En réalité, il ne doit son salut qu’à la clairvoyance d’un chercheur français, Clément Ader, qui l’introduit à l’Exposition universelle de 1878 pour… diffuser des pièces de théâtre ! Sous la tour Eiffel, on se bouscule pour écouter les retransmissions en direct de l’Opéra-Comique réalisées grâce au “théâtrophone”. L’ancêtredustreaming est né, même si son démarrage est poussif. Au début de la Belle Époque, à peine 90 000 foyers parisiens ont goûté aux joies de la communication à distance. Seuls les nantis peuvent débourser l’équivalent de quatre mois d’un salaire moyen pour jouir du progrès. Progrès immédiatement perçu comme une menace. Colette ne voit-elle pas en lui un instrument qui favorise les conversations clandestines des femmes infidèles ? Son long fil permet en effet de s’isoler pour susurrer des mots tendres, à l’abri des oreilles indiscrètes.
Une tonalité à trouver. Il n’en faut pas beaucoup plus pour que la bourgeoisie s’indigne devant cette création subversive, véritable atteinte à la bienséance. L’irruption des cabines téléphoniques n’arrange rien. Au nombre de 73 en 1900, elles autorisent n’importe qui à troubler la quiétude du foyer d’un simple coup de fil ! La liste rouge n’existe pas encore, mais les besoins s’en font déjà sentir. Et que penser des demoiselles du téléphone ? Ces jeunes femmes, que l’on imagine plus occupées à cancaner qu’à transmettre les communications, agacent définitivement les notables et véhiculent une mauvaise image d’une technologie déjà sujette aux ratés. En cas de pics de connexions, les petites mains
ne suivent plus la cadence. Et les plaintes d’affluer. Les opératrices entament une grève historique en 1909, au central Wagram. Et dire que ces “Vierges Vigilantes dont nous entendons chaque jour la voix
sans jamais connaître le visage”* traverseront le siècle en aiguillant les appels jusqu’en 1979 !
De l’élégance à la fonctionnalité. L’installation des premiers centraux automatiques, à Nice en 1913 et à Orléans en 1921, laissait pourtant espérer que, bientôt, les communications iraient à vitesse grand V. Erreur. L’heure n’est pas à la performance mais à l’esthétisme. Bois précieux, laiton ou ébonite : les modèles rivalisent d’élégance. Mais pour l’efficacité, il faudra patienter, car les appareils téléphoniques, comme les terminaux des centraux d’appels, sortent de petits ateliers d’horlogerie et de mécanique où ils sont assemblés à l’unité, sans aucun souci de standardisation. On compte presque autant de modèles que d’abonnés, les pannes sont nombreuses et, sans une homogénéisation rapide du matériel, il semble
impossible de basculer dans l’ère des télécommunications de masse. Les Années folles amènent le jazz, mais aussi le combiné “agréé par l’administration des postes et télégraphes”. En acier et Bakélite, il est, faute de compétences nationales, produit par des sociétés étrangères. Le suédois Ericsson ou encore l’allemand Siemens sont déjà sur les rangs. Priorité est donnée à la rationalisation, malheureusement sans grand succès. Les mois défilent et se ressemblent, au grand dam des Français. En 1940, on compte plus d’automobiles que de téléphones et, quinze ans plus tard, Fernand Raynaud désespère encore de joindre le 22 à Asnières.
En 1966, le constat est affligeant : trois ans sont nécessaires pour être raccordé au réseau. Résultat, une moitié de la France attend le téléphone tandis que l’autre attend la tonalité. Signe de morosité, le combiné vire au gris. Les belles matières s’éclipsent pour laisser place au plastique. Adieu l’élégance, bonjour le fonctionnel. Unique concession à la mode : au début des années 1970, le traditionnel combiné S63 se décline en orangé. Moins d’un foyer sur douze est alors abonné : le courrier postal demeure plus rapide que le téléphone ! Il
faudra attendre 1983 pour que le Minitel débarque dans l’Hexagone et ouvre la voie au toutnumérique.
Matra, premier à décrocher. Le monde des télécommunications est bouleversé. Avec l’arrivée des premiers radiotéléphones à la norme CTO (Cordless Téléphone Generation 0), le cordon est enfin coupé ! L’expression “au bout du fil” perd de son sens, sauf pour les nostalgiques. Déjà, une poignée de PDG avant-gardistes déambule sur le parvis de la Défense, un attaché-case dans une main et un combiné Matra dans l’autre. Discrète comme un parpaing, la nouveauté n’offre qu’une autonomie réduite et un coût à l’usage prohibitif. Mais qu’importe, le réseau mobile Radiocom 2000 marque bien une transition, avec 60 000 abonnés en 1988.
C’est l’effervescence dans les locaux de France Telecom pour trouver une alternative plus populaire, au tarif accessible et au design fédérateur. L’opérateur historique lorgne alors du côté de ses voisins, surtout britanniques. “La France était à la traîne en matière de télécommunications mobiles. Alors, on s’est jeté sur la norme sans fil Telepoint, celle du Bi-Bop, le premier appareil grand
public”, se rappelle Marc Brussol, chef du projet à l’époque. À l’automne 1993, les journaux télévisésannoncentqu’ilsera bientôt usuel de téléphoner dans la rue, avec un appareil de 200 grammes et sans fil à la patte. On la tient, notre révolution ! À une nuance près : le BiBop ne fonctionne que sous les réverbères des grandes villes et ne reçoit pas d’appels. Encore raté ? Pas tout à fait. Car il aura préparé le terrain pour son petit frère, le GSM, qui pointe le bout de son antenne dès 1994. Le portable n’a pas encore la silhouette svelte, les communications restent chères, mais on a enfin la possibilité d’être joint n’importe où et n’importe quand. Un siècle qu’on attendait cela ! Même Jules Verne, qui avait rêvé l’ancêtre du visiophone dans Le Château des Carpathes (1892), était à cent mille lieues d’imaginer que le téléphone pourrait un jour devenir un appareil mobile.
*À la recherche du temps perdu, Le Côté de Guermantes, vol. II, par Marcel Proust.