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ATTENDRE, C’EST BON POUR LES AUTRES !

Poireauter, quelle drôle d’idée ! Face à une génération de consommate­urs prêts à tout pour éviter les files d’attente, les entreprise­s se sont engouffrée­s dans le florissant marché de la priorité. Et si l’argent y reste le moyen de paiement le plus classi

- GABRIEL SIMEON

À20 ans, Solenne a déjà ses petites manies. Chaque midi, cette bouillonna­nte étudiante en communicat­ion réserve son déjeuner au restaurant du coin sur son smartphone, via l’applicatio­n Clickeat. Elle le récupère quand elle veut, sans avoir à patienter ni à sortir la carte bancaire. “Je ne supporte pas de faire la queue !”, s’enflammet-elle. Ces précieuses minutes économisée­s, Solenne les doit à Thibaud Channellie­re, l’inventeur de cette app pour gens pressés. “Lorsque je travaillai­s à la Défense, je gaspillais mon temps, le midi, dans les files d’attente”, se souvient-il. Beaucoup ont eu la même idée que lui. Depuis quelques mois, la fièvre des coupe-files se répand en France comme une épidémie, au point qu’on peine déjà à recenser toutes les applis qui nous assurent d’être servis avant les autres au restaurant (Clickeat, Lunchr), chez le boulanger, le boucher, le fromager ou le poissonnie­r (Rapidle), et plus récemment dans les hypermarch­és. Chez Carrefour (à Charenton-lePont, Val-de-Marne), Auchan (Lille) ou Géant Casino (Furiani, HauteCorse), des caisses sont désormais réservées aux seuls utilisateu­rs de l’applicatio­n JeFile. Le principe ? On s’inscrit en deux clics, puis on reçoit un message quand la caisse est libre. On peut alors choisir de s’y rendre ou de reporter son passage pour continuer ses courses. Carrefour expériment­e aussi Minut’Pass, un autre passe-droit numérique, dans son hypermarch­é des Milles, près d’Aix-en-Provence.

discrétion. Si c’est trop visible, il y a un risque d’agacer.” La Palice n’aurait pas dit mieux !

Nous ne sommes peut-être pas les mieux placés pour en parler, nous journalist­es qui avons le pouvoir, sur simple présentati­on de notre carte de presse, de brûler la politesse au tout-venant, femme enceinte ou tétraplégi­que, qui piétine avant d’entamer la visite de l’exposition au musée. On n’a pas fait de thèse de psychologi­e au MIT, mais le souvenir des regards noirs qui nous ont été adressés lorsqu’il nous est arrivé d’user de ce privilège – pour raisons exclusivem­ent profession­nelles, cela va sans dire – nous laisse entendre que celui-ci n’est pas du goût de tout le monde…

Esquiver la queue du Mickey. Les plus cyniques d’entre nous n’ont pas attendu l’avènement du numérique pour jouir de ce plaisir simple qui consiste à “griller” son prochain dans la queue, si possible en le dévisagean­t, un petit sourire mesquin aux lèvres. Dès 1999, Disney avait inventé le FastPass, un système qui proposait à ses clients de réserver une tranche horaire pour accéder plus rapidement à une attraction ou un manège. Vint ensuite le FastPass VIP, grâce auquel les visiteurs étaient dispensés de faire la queue à toutes les attraction­s… à condition de s’acquitter du coût du précieux sésame, 60 euros tout de même. Le Parc Astérix a fini par emboîter le pas à Mickey et sa bande avec son Pass Rapidus, offrant l’accès prioritair­e et illimité à sept Weexup, la start-up qui l’a mis au point, rêve d’étendre le concept aux salons de coiffure, administra­tions et bureaux de poste, où notre patience est souvent mise à rude épreuve. À la rentrée, la mairie de Longjumeau (Essonne) devrait proposer ce service à ses administré­s.

Tout de même, passer devant les autres, ne serait-ce pas un brin immoral ? À entendre Richard Larson, qui étudie la psychologi­e des files d’attente au Massachuse­tts Institute of Technology (MIT), ces passe-droits numériques seraient plutôt bien acceptés par ceux qui se font dépasser. À condition, précise toutefois Docteur Queue (c’est comme ça qu’on l’appelle, dans le milieu), “que cela se fasse dans la

attraction­s pour 49 euros, à régler en plus des 41 euros du billet d’entrée au parc de loisirs.

Marchands de temps. Depuis, s’offrir un accès de star est devenu un vrai business, qui va largement au-delà des grilles des parcs d’attraction. Les exemples foisonnent : en échange d’un abonnement de 229 euros, les passagers de la compagnie aérienne easyJet passent les portiques de sécurité et embarquent avant tout le monde. Pour éviter à ses clients de trépigner, l’enseigne d’ameublemen­t Ikea leur propose de réserver un vendeur à l’avance pour 49 euros.

Aux États-Unis, un type a même fait fortune en fondant la société Same Ole Line Dudes, qui se coltine les corvées de file à votre place, moyennant 45 dollars les deux heures perdues à faire le planton. Il a commencé à monnayer ses services via une petite annonce, le jour où il s’est rendu compte que des gogos étaient prêts à se battre pour obtenir les premiers iPhone 5S d’Apple, lors de leur lancement. Depuis, il a embauché 30 salariés payés à faire le pied de grue pour le compte de ses clients.

Cette aversion pour le temps perdu ne fait finalement qu’illustrer un des travers de notre so ci étéhyper productive, où il est devenu ringardde vivre à moins de 100 à l’ heure et où le simple fait de poireauter est considéré comme un impardonna­ble gaspillage de temps. Le transforme­r en monnaie d’échange ne fera qu’accélérer la marchandis­ation croissante de notre quotidien, et risque fort de créer de nouvelles ségrégatio­ns, en engendrant d’autres inégalités. Comme dans les hôpitaux de Pékin, par exemple. Là-bas, pour court-circuiter les interminab­les files d’attente, des tickets de consultati­on donnant accès à un médecin font l’objet d’un marché noir qui en revient à exclure les plus pauvres.

Pour autant, griller son voisin ne nécessite pas toujours de mettre la main au portefeuil­le. Chez Burger King, par exemple, des laissez-passer sont offerts aux consommate­urs qui se distinguen­t sur son jeu, accessible sur smartphone (pour gagner, il faut protéger son menu des gourmands qui le convoitent). Le sésame est valable un quart d’heure.

Samsung, lui, a décidé de privilégie­r les clients qui lui feront le plus de pub. À l’occasion de la sortie du Galaxy S4, en 2013, le sud-coréen avait mis au point une file d’attente virtuelle, The Smart Phone Line. Les fans y prenaient place via Facebook et se voyaient attribuer un numéro dans la queue. Ensuite, plus

ils relayaient d’informatio­ns sur ce produit sur les réseaux sociaux, plus ils progressai­ent dans la file…

Au bon endroit, au bon moment. Le plus simple, quand on est allergique à toute forme d’attente, c’est de se pointer avant la foule. Certains n’hésitent pas à se référer aux courbes d’affluence publiées par Google, en effectuant leur requête sur un lieu particulie­r. Plus fiable, l’applicatio­n Hurikat publie les durées d’attente de nombreux lieux touristiqu­es, guichets d’administra­tion, parcs d’attraction, grands magasins et hot-lines en France et dans le monde. “À la différence de Google, nous renseignon­s nos utilisateu­rs sur le temps d’attente, pas sur l’affluence, explique Emmanuel Alquier, le cofondateu­r d’Hurikat. Nos estimation­s se basent sur les historique­s fournis par les établissem­ents et sur nos enquêtes de terrain.”

Cette sorte de Bison Futé des guichets, qui propose des astuces pour s’épargner la queue devant le Colisée à Rome, la tour Eiffel et bien d’autres sites touristiqu­es, aura tout de même nécessité plus de sept ans de développem­ent. Comme quoi, il faut être drôlement patient pour se rendre la file plus facile.

TRANSFORME­R LE TEMPS EN MONNAIE D’ÉCHANGE risque fort de créer de nouvelles ségrégatio­ns

 ??  ?? Touriste optimisant ses visites, salarié avare de ses minutes de pause… Coupe-files et passe-droits se multiplien­t pour offrir à chacun sa minute VIP.
Touriste optimisant ses visites, salarié avare de ses minutes de pause… Coupe-files et passe-droits se multiplien­t pour offrir à chacun sa minute VIP.
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 ??  ?? Quand Burger King fait rentrer les gourmands dans son jeu, tout le monde est gagnant.
Quand Burger King fait rentrer les gourmands dans son jeu, tout le monde est gagnant.

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