ATTENDRE, C’EST BON POUR LES AUTRES !
Poireauter, quelle drôle d’idée ! Face à une génération de consommateurs prêts à tout pour éviter les files d’attente, les entreprises se sont engouffrées dans le florissant marché de la priorité. Et si l’argent y reste le moyen de paiement le plus classi
À20 ans, Solenne a déjà ses petites manies. Chaque midi, cette bouillonnante étudiante en communication réserve son déjeuner au restaurant du coin sur son smartphone, via l’application Clickeat. Elle le récupère quand elle veut, sans avoir à patienter ni à sortir la carte bancaire. “Je ne supporte pas de faire la queue !”, s’enflammet-elle. Ces précieuses minutes économisées, Solenne les doit à Thibaud Channelliere, l’inventeur de cette app pour gens pressés. “Lorsque je travaillais à la Défense, je gaspillais mon temps, le midi, dans les files d’attente”, se souvient-il. Beaucoup ont eu la même idée que lui. Depuis quelques mois, la fièvre des coupe-files se répand en France comme une épidémie, au point qu’on peine déjà à recenser toutes les applis qui nous assurent d’être servis avant les autres au restaurant (Clickeat, Lunchr), chez le boulanger, le boucher, le fromager ou le poissonnier (Rapidle), et plus récemment dans les hypermarchés. Chez Carrefour (à Charenton-lePont, Val-de-Marne), Auchan (Lille) ou Géant Casino (Furiani, HauteCorse), des caisses sont désormais réservées aux seuls utilisateurs de l’application JeFile. Le principe ? On s’inscrit en deux clics, puis on reçoit un message quand la caisse est libre. On peut alors choisir de s’y rendre ou de reporter son passage pour continuer ses courses. Carrefour expérimente aussi Minut’Pass, un autre passe-droit numérique, dans son hypermarché des Milles, près d’Aix-en-Provence.
discrétion. Si c’est trop visible, il y a un risque d’agacer.” La Palice n’aurait pas dit mieux !
Nous ne sommes peut-être pas les mieux placés pour en parler, nous journalistes qui avons le pouvoir, sur simple présentation de notre carte de presse, de brûler la politesse au tout-venant, femme enceinte ou tétraplégique, qui piétine avant d’entamer la visite de l’exposition au musée. On n’a pas fait de thèse de psychologie au MIT, mais le souvenir des regards noirs qui nous ont été adressés lorsqu’il nous est arrivé d’user de ce privilège – pour raisons exclusivement professionnelles, cela va sans dire – nous laisse entendre que celui-ci n’est pas du goût de tout le monde…
Esquiver la queue du Mickey. Les plus cyniques d’entre nous n’ont pas attendu l’avènement du numérique pour jouir de ce plaisir simple qui consiste à “griller” son prochain dans la queue, si possible en le dévisageant, un petit sourire mesquin aux lèvres. Dès 1999, Disney avait inventé le FastPass, un système qui proposait à ses clients de réserver une tranche horaire pour accéder plus rapidement à une attraction ou un manège. Vint ensuite le FastPass VIP, grâce auquel les visiteurs étaient dispensés de faire la queue à toutes les attractions… à condition de s’acquitter du coût du précieux sésame, 60 euros tout de même. Le Parc Astérix a fini par emboîter le pas à Mickey et sa bande avec son Pass Rapidus, offrant l’accès prioritaire et illimité à sept Weexup, la start-up qui l’a mis au point, rêve d’étendre le concept aux salons de coiffure, administrations et bureaux de poste, où notre patience est souvent mise à rude épreuve. À la rentrée, la mairie de Longjumeau (Essonne) devrait proposer ce service à ses administrés.
Tout de même, passer devant les autres, ne serait-ce pas un brin immoral ? À entendre Richard Larson, qui étudie la psychologie des files d’attente au Massachusetts Institute of Technology (MIT), ces passe-droits numériques seraient plutôt bien acceptés par ceux qui se font dépasser. À condition, précise toutefois Docteur Queue (c’est comme ça qu’on l’appelle, dans le milieu), “que cela se fasse dans la
attractions pour 49 euros, à régler en plus des 41 euros du billet d’entrée au parc de loisirs.
Marchands de temps. Depuis, s’offrir un accès de star est devenu un vrai business, qui va largement au-delà des grilles des parcs d’attraction. Les exemples foisonnent : en échange d’un abonnement de 229 euros, les passagers de la compagnie aérienne easyJet passent les portiques de sécurité et embarquent avant tout le monde. Pour éviter à ses clients de trépigner, l’enseigne d’ameublement Ikea leur propose de réserver un vendeur à l’avance pour 49 euros.
Aux États-Unis, un type a même fait fortune en fondant la société Same Ole Line Dudes, qui se coltine les corvées de file à votre place, moyennant 45 dollars les deux heures perdues à faire le planton. Il a commencé à monnayer ses services via une petite annonce, le jour où il s’est rendu compte que des gogos étaient prêts à se battre pour obtenir les premiers iPhone 5S d’Apple, lors de leur lancement. Depuis, il a embauché 30 salariés payés à faire le pied de grue pour le compte de ses clients.
Cette aversion pour le temps perdu ne fait finalement qu’illustrer un des travers de notre so ci étéhyper productive, où il est devenu ringardde vivre à moins de 100 à l’ heure et où le simple fait de poireauter est considéré comme un impardonnable gaspillage de temps. Le transformer en monnaie d’échange ne fera qu’accélérer la marchandisation croissante de notre quotidien, et risque fort de créer de nouvelles ségrégations, en engendrant d’autres inégalités. Comme dans les hôpitaux de Pékin, par exemple. Là-bas, pour court-circuiter les interminables files d’attente, des tickets de consultation donnant accès à un médecin font l’objet d’un marché noir qui en revient à exclure les plus pauvres.
Pour autant, griller son voisin ne nécessite pas toujours de mettre la main au portefeuille. Chez Burger King, par exemple, des laissez-passer sont offerts aux consommateurs qui se distinguent sur son jeu, accessible sur smartphone (pour gagner, il faut protéger son menu des gourmands qui le convoitent). Le sésame est valable un quart d’heure.
Samsung, lui, a décidé de privilégier les clients qui lui feront le plus de pub. À l’occasion de la sortie du Galaxy S4, en 2013, le sud-coréen avait mis au point une file d’attente virtuelle, The Smart Phone Line. Les fans y prenaient place via Facebook et se voyaient attribuer un numéro dans la queue. Ensuite, plus
ils relayaient d’informations sur ce produit sur les réseaux sociaux, plus ils progressaient dans la file…
Au bon endroit, au bon moment. Le plus simple, quand on est allergique à toute forme d’attente, c’est de se pointer avant la foule. Certains n’hésitent pas à se référer aux courbes d’affluence publiées par Google, en effectuant leur requête sur un lieu particulier. Plus fiable, l’application Hurikat publie les durées d’attente de nombreux lieux touristiques, guichets d’administration, parcs d’attraction, grands magasins et hot-lines en France et dans le monde. “À la différence de Google, nous renseignons nos utilisateurs sur le temps d’attente, pas sur l’affluence, explique Emmanuel Alquier, le cofondateur d’Hurikat. Nos estimations se basent sur les historiques fournis par les établissements et sur nos enquêtes de terrain.”
Cette sorte de Bison Futé des guichets, qui propose des astuces pour s’épargner la queue devant le Colisée à Rome, la tour Eiffel et bien d’autres sites touristiques, aura tout de même nécessité plus de sept ans de développement. Comme quoi, il faut être drôlement patient pour se rendre la file plus facile.
TRANSFORMER LE TEMPS EN MONNAIE D’ÉCHANGE risque fort de créer de nouvelles ségrégations