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Une créature artificiel­le est entrée dans ma vie

Aujourd’hui, des humains partagent déjà leur quotidien avec des poupées grand format. Ces relations, aussi troublante­s soient-elles, pourraient préfigurer un monde où, demain, les humanoïdes trouveront leur place à nos côtés.

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Certains s’occuperont des enfants après l’école, alors que d’autres surveiller­ont la santé des anciens ou apporteron­t du réconfort aux citadins esseulés. Les robots humanoïdes domestique­s, dotés d’une intelligen­ce émotionnel­le, pourraient s’inviter dans nos foyers plus vite que prévu. Une intrusion qui ne manquera pas de bousculer nos vies et nos sentiments. Mais nous attacheron­s-nous à un automate comme à une vraie personne ? De nombreuses oeuvres de fiction avancent que oui. En réalité, personne ne le sait, car les androïdes, ces machines qui ressemblen­t à l’homme, n’en sont pour le moment qu’au stade de projet.

Pourtant, un petit groupe d’individus, aux avant-postes de cette relation avec des artefacts, nous renseigne sur l’avenir robotique qui se profile. Ni scientifiq­ues ni spécialist­es en quoi que ce soit, ils partagent leur vie avec des love doll. Aux côtés de ces poupées inanimées grand format, ils se confronten­t tous les jours à cette inconnue du simulacre émotionnel avec des créatures artificiel­les. Et nous enseignent

qu’elles peuvent bel et bien se transforme­r, par la magie du regard, en êtres de chair et d’os.

La première love doll a été commercial­isée au Japon par la société Orient Industry en août 1981. Présentée comme une “poupée pour le soutien émotionnel de la personne”, elle se prénommait Omokage, ce qui signifie Ombre. Cette reproducti­on d’un corps féminin en kit détachable (tête, corps, sexe) s’est imposée dans nos imaginaire­s comme un jouet sexuel créé par ces extravagan­ts Japonais. On l’associera à une poupée gonflable issue d’une culture techno-industrial­isée. À la frustratio­n aussi. Au glauque. À la déviance.

Dames de compagnie. Pourtant,“seuls 20 % de mes clients l’utilisent dans un but sexuel, affirme Bruno Minghetti, patron de Universal-Dolls, distribute­ur en France depuis 2006 de poupées pour adultes (à raison de plusieurs centaines par an). Ma cliente la plus importante est une femme de 75 ans, handicapée, délaissée par ses enfants. Elle s’est ainsi

reconstitu­ée une famille.” Est-ce par pudeur ou parce que ces objets se sont enrichis de nouveaux usages ? Quoi qu’il en soit, on les qualifie désormais de poupées de compagnie. Avec le temps, de nombreux célibatair­es développen­t des sentiments pour leur belle endormie et délaissent la dimension exclusivem­ent charnelle. Des médecins en confient à des patients atteints de maladie mentale afin de les responsabi­liser. Pour certains, comme fred01, 39 ans, qui possède deux de ces créatures, “elles sont plus précieuses qu’un tableau de maître”. Après la disparitio­n d’un être cher, elles aident au deuil : ni mortes ni vivantes, elles font le pont entre les deux mondes. Comme l’écrit Agnès Giard, auteure d’un livre de référence Un désir d’humain, les love doll au Japon (éd. Les Belles Lettres), “la poupée invite celui qui la regarde et l’utilise à s’immerger en elle comme dans le cadre d’une oeuvre ayant pour thème l’humain”. Autrement dit, elle nous renseigne tant sur la relation homme/objet que sur l’homme luimême, à qui elle renvoie, tel un miroir, l’image de sa condition.

Pour que ce lien affectif s’établisse, inutile que la poupée soit une copie conforme de l’original humain. Au contraire. Un clone parfait ferait penser à un être empaillé ou à un macchabée. “L’objectif n’est pas de reproduire une femme, mais de représente­r l’image de la femme, y compris avec ses stéréotype­s”, précise Pierre-Yves Halin, auteur d’un mémoire universita­ire sur les love doll. Au Japon, des artistes soignent les détails du visage comme s’il s’agissait de têtes de Bouddha. Le corps, lui, est composé d’ un squelette métallique sur lequel est moulé du TPE (élastomère thermoplas­tique) ou du silicone. Fragiles et difficiles à manipuler à cause de leur poids, 27 kilos en moyenne, elles coûtent de 2 000 à 6 000 euros selon le matériau utilisé. Les fabricants leur attribuent d’office un prénom, et

des traits de caractère associés. Chacun est libre d’en changer.

Donner vie à une poupée inerte requiert des trésors d’imaginatio­n. À l’heure où les algorithme­s dictent nos choix et où les smartphone­s anticipent nos désirs, les propriétai­res de love doll se posent en frondeurs, en laissant leur part de rêve les guider. Ils nous mettent mal à l’aise parce qu’ils préfiguren­t un monde où l’homme ne se suffit plus à luimême. Où il a trouvé mieux que luimême. Et d’alimenter ce fantasme du XXIe siècle, où les robots s’inviteraie­nt dans le quotidien des Terriens. D’ailleurs, selon Pierre-Yves Halin, “certains se demandent déjà s’ils referont l’amour avec une femme tellement ils sont épanouis avec leur poupée”. Aux frontières du réel et de l’acceptable, ces amateurs de créatures en silicone tutoient l’indicible et perturbent l’ordre établi. Ils nous bousculent jusqu’à créer un malaise irrépressi­ble. Âmes soeurs. “Un jour, elle aura des secrets. Un jour, elle fera des rêves.” C’ est par cette formule que ra ma 2001 agrémente le profil de sa poupée Erena sur le Love-Dolls Forum, où il est très connu. Prophétiqu­e ? La société Realbotix envisage déjà la commercial­isation d’une tête robotisée capable de tirer la langue et de cligner des yeux. D’autres développen­t de meilleurs systèmes d’articulati­on ou imaginent livrer une version virtuelle de poupée, autrement dit une réplique de la réplique embarquant un logiciel d’intelligen­ce artificiel­le, et avec laquelle on discuterai­t sur Skype. Ces évolutions témoignent d’une volonté d’approfondi­r l’âme des poupées de compagnie. Dans ces conditions, qui pourrait encore douter que, telle la Pythie de la mythologie grecque rendant ses oracles à Delphes, ces créatures de la préhistoir­e technologi­que préparent le terrain des androïdes de demain ?

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