Châtiments virtuels
En 1999 et en 2003, je suis devenu père (ce sont les seules fois, à ma connaissance). Très vite, au-delà de l’ingratitude, des reproches et des jérémiades permanentes de ma progéniture, s’est posée la question de la sanction des fautes commises, par l’aînée puis par la cadette. Je me souviens d’une déclaration solennelle de cette dernière, en 2007, tandis que je la menaçais d’une fessée si elle n’écopait pas la Danette renversée dans une de mes Nike. Je m’apprêtais à saisir le lobe de son oreille, pour le tourner et la soulever du sol, quand j’entendis ceci. — Si tu me touches, je vais au commissariat et je te dénonce à l’Union européenne pour atteinte aux droits de l’enfant.
J’ai compris, ce jour-là, que les châtiments corporels ne servaient à rien, la bastonnade des pieds n’ayant jamais produit sur mes filles que des rires suraigus. Je suis donc passé aux châtiments symboliques : embargo sur les sorties, moratoire sur l’argent de poche, détention préventive les soirs de surprisepartie, interdiction de soirée pyjama… et une semaine de vacances chez la tante Mélina. Sans succès.
J’ai dû me résoudre à troquer les punitions d’autrefois contre les châtiments numériques et ai développé une expertise que je partage volontiers, quand j’ai le plaisir de rencontrer des génitrices aux abords de l’institution fréquentée par mes filles.
— Mais comment faites-vous ?, me suppliait encore, la semaine dernière, une mère devant le collège, sa lourde poitrine se soulevant de stress et d’anxiété. — Je peux m’attaquer à leur e-réputation en révélant sur Twitter la vérité sur l’état dans lequel elles me laissent la salle de bains. Je peux également poster sur Facebook un bulletin médiocre de la grande, ou encore publier sur Instagram une photo de leur chambre-porcherie. C’est une génération ultranarcissique ; leur faire honte fonctionne plutôt bien. — Ce n’est pas trop dur ? — C’est une guerre, madame. Personnellement, au-delà de la rigueur morale qui m’anime, j’aime ce regard de chien qui s’empare de leurs traits angéliques au moment de la punition suprême. — Laquelle ? — L’ablation du smartphone, madame. — Nan ! Vous osez ? — Bien sûr. Aucun texte ne l’interdit. Voilà comment je suis devenu un référent numérique auprès de la communauté des parents, tout en continuant à tourmenter mes filles pour le bien de la recherche fondamentale en sciences de l’éducation. L’autre jour, j’ai questionné la dernière, qui venait de purger sept jours sans portable. Notre conversation, telle que je l’ai enregistrée à son insu : Moi— Comment as-tu vécu cette punition, drôlesse ? Elle — Mal, j’étais désemparée… LOL ! Nan, je rigole. En fait, je l’avais mérité, mais quand vous me supprimez mon tel parce que j’ai oublié de sortir le chien, j’ai juste envie de vous crier dessus. Mais sinon, OKLM ma punition*, puisque j’avais Constance et Bérénice qui avaient les codes de mon Snap, m’évitant ainsi de perdre des flammes. Pour Netflix et YouTube, y’avait ton ordi dont j’ai le code et dont tu ne m’as pas privée. Le plus dur, c’est WhatsApp. Sans messages, on est juste coupé du monde ! Moi (un peu sadique) — Que ressens-tu sans téléphone ? Elle — Je m’ennuie. Moi — Qu’as-tu fait du temps que tu n’as pas gaspillé sur ton téléphone ? Elle — Netflix. Sinon, je restais dehors plus tard, vu qu’il faisait beau. Moi — Tu n’as pas joué plus de piano ? Elle — Ben non, les partitions sont sur mon smartphone. Moi — Comment as-tu annoncé à tes copines ta punition pour inconduite et comportement inapproprié ? Elle — Ben, elles sont tellement habituées que je leur annonce plus. Moi — Pour mes lecteurs, peux-tu classer, du pire au moins pire, ces punitions ? Privation de… 1/Dessert, 2/Télé, 3/Copines, 4/Câlins avec les parents, 5/Câlins avec le chien, 6/Smartphone, 7/Ordi. Elle — J’ai quoi en échange ? Moi — Réponds d’abord. Elle — Tu vas encore publier ça dans 01net Magazine ? C’est 10 € l’interview. Moi — Réponds, on verra ensuite. Elle—1/Copines,2/Smartphone,3/Ordi, 4/Télé, 5/Câlins avec le chien, 6/Dessert, 7/Câlins avec les parents. Moi — Merci de ta coopération à cette évaluation. Elle — Et mon argent ? Moi — Demande à ta mère.
*Expression qui pourrait vouloir dire : “J’ai vécu sereinement cette période restrictive de liberté numérique.”