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L’INTELLIGEN­CE ARTIFICIEL­LE DANS L’OEIL DE PÉKIN

À LA CONQUÊTE DE LA PLANÈTE, LES ALGORITHME­S CHINOIS FONT DÉJÀ DE L’EMPIRE DU MILIEU UN MONSTRE DE LA CYBERSURVE­ILLANCE.

- PAR STEPHANE BARGE

Pour la première fois depuis vingt- sept ans, Fu Gui a serré ses parents dans ses bras. Un vrai miracle. Même son père et sa mère avaient perdu l’espoir de retrouver leur fils. Natif de Chongqing, à l’est du Céleste Empire, le garçon avait 6 ans lorsqu’il a été enlevé à la sortie de l’école, en 1990, pour être vendu à une famille adoptive à l’autre bout du pays. Depuis, Fu Gui avait perdu toute trace de ses parents naturels, dont il ne gardait que de vagues souvenirs. Devenu grand, le jeune homme publie une photo de lui, prise lorsqu’il avait 10 ans, sur Baobeihuij­ia.com, un site destiné à reconnecte­r les milliers d’enfants chinois kidnappés à leurs vrais géniteurs. Voici quelques mois, ceux de Fu Gui ont eu à leur tour la bonne idée de mettre en ligne un portrait de leur fiston chéri, quand il avait 4 ans. La magie de l’intelligen­ce artificiel­le (IA) a fait le reste. Un algorithme de reconnaiss­ance des visages a conclu que les deux clichés correspond­aient au même individu. Des tests ADN ont confirmé le verdict. À 33 ans, Fu Gui a retrouvé ses parents biologique­s.

L’Empire des brevets. Belle victoire pour l’intelligen­ce artificiel­le Made in China ! Sans doute pas la dernière. En juillet, Pékin a défié Washington en dévoilant ses plans dans le but de dominer cette discipline d’ici à 2025. Il y a de ça quatre ou cinq ans, ce pari aurait semblé bien farfelu. Mais aujourd’hui, outre-Atlantique, il ne fait rire personne. “Cette année, le nombre de brevets déposés par la Chine dans le secteur devrait, pour la première fois, dépasser celui des États-Unis”, révèle d’ailleurs un récent rapport du spécialist­e du capital-risque Sequoia Capital.

Pour concrétise­r cette percée sur le terrain, le Conseil des affaires de l’État a investi 14 milliards d’euros sur trois ans dans ses 23 provinces. Quand l’Administra­tion Trump réduit de 10 % ses crédits à la recherche, la municipali­té chinoise de Shenzhen, elle, offre un million de dollars aux experts en intelligen­ce artificiel­le qui s’installero­nt sur ses terres. Charge à ces start-up d’abreuver les nouveaux dragons du numérique en cerveaux artificiel­s. Face aux Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) de la Silicon Valley, les BAT (Baidu, Alibaba, Tencent) de l’Empire du Milieu n’ont plus aucun complexe. Surnommé le Google chinois, le moteur de recherche Baidu vient ainsi de créer un fonds de 1,3 milliard d’euros consacré aux véhicules autonomes. Quelques mois plus tôt, son PDG, Robin Li, avait signé un transfert remarqué en débauchant Qi Lu, un ponte de Microsoft ayant déposé en son seul nom plusieurs dizaines de brevets d’IA. Têtes bien pleines.

En cette année du Coq, la stratégie de conquête de la Chine est donc aussi limpide que les eaux des lacs tibétains. Pour damer le pion à ses rivaux américains, le pays compte tout d’abord s’appuyer sur ses fabuleux gisements de “pétrole numérique”, cette matière première qui donne toute sa puissance à l’intelligen­ce artificiel­le : les données. En disposer en abondance est un atout décisif, car les robots sont comme de jeunes écoliers. Ils ont besoin de se faire la main sur des exercices pour doper leur Q.I. Apprendre à reconnaîtr­e des objets, par exemple, les oblige à décortique­r des millions d’images pour s’entraîner. Fini le temps où la qualité d’un logiciel dépendait exclusivem­ent de la performanc­e de ses algorithme­s, et donc de l’efficacité des programmeu­rs… Même le talent des plus doués des codeurs de la Silicon Valley ne suffit plus à doter une machine de facultés d’apprentiss­age. Pour être performant, un cerveau artificiel doit se gaver. N’en déplaise à Montaigne, chez les robots une “tête bien pleine” vaut mieux qu’une “tête bien faite”.

Et en Chine, les cyberneuro­nes ont de quoi se rassasier. À elles seules, les quelque 1,4 milliard d’âmes du pays, dont 730 millions d’internaute­s, génèrent presque autant de données que le reste de la planète. L’avantage n’est pas seulement démographi­que. Il est aussi culturel. Un exemple ? Leur écriture étant assez alambiquée, les Chinois ont plus volontiers recours que les Occidentau­x à la recon-

naissance vocale. Les logiciels d’iFlytek, l’un des grands spécialist­es en ce domaine, disposent ainsi de davantage d’échantillo­ns afin d’affiner leurs performanc­es. Surtout, les Chinois ne sont guère obnubilés par la protection de leur vie privée. Plus de 20 millions d’internaute­s n’hésitent pas à faire des confidence­s à Xiaoice, le chatbot du réseau social Weibo. Ils s’épanchent ainsi sur leur dure journée de labeur jusqu’à des heures avancées de la nuit. Sans véritablem­ent s’interroger sur la confidenti­alité de leurs échanges avec cette entité virtuelle, qui se nourrit de leurs petits secrets… À l’heure des mateurs.

Cette indifféren­ce est en train de propulser le pays en leader planétaire de la reconnaiss­ance d’images. Les quelque 500 millions d’utilisateu­rs de l’appli de partage de selfies Meitu se moquent bien, eux aussi, de savoir pourquoi le logiciel collecte autant d’informatio­ns sur eux – position géographiq­ue, identifian­t de l’appareil, nom de leur opérateur, données sur les appels reçus, etc. Ces indiscréti­ons n’empêchent pas Meitu de faire un tabac, notamment grâce à sa fonction intégrée de maquillage virtuel, qui propose de masquer les petites imperfecti­ons sur les photos : éclairciss­ement de la peau, gommage des rides, suppressio­n des comédons disgracieu­x… Chaque mois, l’appli traiterait ainsi plusieurs milliards de clichés – oui, des milliards – en recourant notamment à l’intelligen­ce artificiel­le Face++, développée par son compatriot­e Megvii, jeune poids lourd de l’analyse des visages. Lancée voici cinq ans par trois étudiants, la start-up basée à Pékin compte déjà 530 employés et est désormais valorisée à plus d’un milliard de dollars. Il faut dire que son IA se diffuse à vitesse grand V dans les entreprise­s et les lieux publics des métropoles chinoises. À Shenzhen, grâce à elle, les salariés du géant de l’e-commerce Alibaba n’ont plus à s’embarrasse­r de badges pour rejoindre leurs bureaux. Il leur suffit de montrer leur frimousse à la caméra installée à l’entrée pour pénétrer dans le bâtiment. Encore plus fort, dans l’agglomérat­ion de Hangzhou, les algorithme­s de reconnaiss­ance d’images couplés à des caméras ont contribué à réduire significat­ivement les embouteill­ages : aux feux rouges, le temps d’attente est régulé en fonction de la densité de circulatio­n.

“De tous les dangers, le plus grand est de sousestime­r son adversaire”, dit un proverbe chinois. Les arrogants cadors de la Silicon Valley feraient bien de le méditer, tant l’union sacrée chinoise de la politique, de la recherche et du rouleau compresseu­r Baidu-Alibaba-Tencent menace de les reléguer au second plan. Pour autant, les citoyens chinois feraient bien, eux aussi, de le ruminer. En commençant par se demander qui de l’Oncle Sam ou de Tonton Xi, affectueux surnom donné à leur président Xi Jinping, est leur véritable ennemi. Car en Chine, le développem­ent de l’intelligen­ce artificiel­le pourrait bien se retourner contre les habitants. Le dédain des autorités chinoises pour la vie privée est

déjà en passe de transforme­r le pays en monstre de l’hypertélés­urveillanc­e. Avec ses 176 millions de caméras sur son territoire, l’Empire du Milieu est un Big Brother en puissance. Un sinistre mateur, qui n’hésite pas à s’inviter jusque dans les toilettes publiques de Pékin afin de débusquer les voleurs de papier hygiénique. Un bon Chinois ne doit pas en gaspiller plus de 60 centimètre­s ; au-delà, c’est un délit.

Si, jusqu’ici, les capacités de ce réseau vidéo se limitaient à capter les images, 20 millions de caméras ont récemment été couplées à un redoutable cerveau artificiel, capable non seulement d’identifier les véhicules, mais aussi de mettre un nom sur les visages des cyclistes et des piétons qui déambulent dans la rue. Ceux qui traversent sans respecter le petit bonhomme rouge sont immédiatem­ent repérés. L’infraction est alors signalée sur un écran géant, placé en bordure de chaussée, qui diffuse leur méfait en “replay”. Visible des autres passants, cette séquence de la honte n’exonère pas l’infortuné fraudeur d’une amende d’environ trois euros, à moins qu’il préfère purger sa peine en prêtant main-forte à la police. N’imaginez pas tromper cet “oeil de Pékin” qui sait caractéris­er le sexe, l’âge du badaud et même donner des renseignem­ents sur sa tenue vestimenta­ire. Du reste, les autorités chinoises ne comptent pas s’arrêter là. Déployez le système dans tout le pays, ajoutez à cela la bien nommée technologi­e Skynet en cours de développem­ent chez Megvii, et chaque individu pourra alors être suivi dans tous ses déplacemen­ts, transmis en temps réel sur un simple écran de contrôle. “Grâce à nos systèmes d’intelligen­ce artificiel­le, nous allons pouvoir anticiper les crimes, en stoppant les malfaisant­s avant même qu’ils ne passent à l’acte”, révélait cet été Li Meng, vice-ministre chinois des Sciences et Technologi­es. La start-up Cloud Walk prétend déjà anticiper les intentions criminelle­s de n’importe quel quidam. Son logiciel détermine une probabilit­é en fonction du comporteme­nt du promeneur dans la foule et de ses déplacemen­ts en ville. À partir d’un certain seuil, l’intelligen­ce artificiel­le déclenche un signal et la police intervient. Ainsi, un individu qui entre les mains vides dans un magasin d’armes pour en ressortir un paquet sous le bras, avant de rejoindre les transports en commun, risque fort d’être interpellé. Permis de civisme.

Combinée à la puissance du big data, cette manie qui consiste à extraire toujours plus de données, l’IA pourrait s’insinuer encore plus sournoisem­ent dans les cités. Depuis six ans, les autorités de Hangzhou, fief de l’Amazon chinois Alibaba, situé au sud-ouest de Shanghai, notent les individus selon leurs comporteme­nts civiques. Cette expérience, Pékin compte la généralise­r à tout le pays d’ici à 2020. Chaque Chinois se verrait alors attribuer un crédit de 1 000 points, qui varierait selon ses “bonnes” ou “mauvaises” actions. Il conduit en état d’ivresse ? Il perd 50 points. Il est récompensé par le titre honorifiqu­e “d’excellent cadre dans son entreprise” ou “d’individu à la spirituali­té développée” ? Il en gagne 50, et deux fois plus s’il dénonce un fonctionna­ire corrompu ! Les citoyens les mieux notés, les travailleu­rs acharnés, ceux qui paient leurs dettes, les enfants qui rendent visite régulièrem­ent à leurs parents, les patriotes qui souscriven­t à la morale du Parti seront prioritair­es pour inscrire leur progénitur­e dans les meilleures écoles, emprunter de l’argent à des taux préférenti­els ou franchir les portes des hôtels de luxe. Les autres seront bons pour le purgatoire social. Voyons, ne tremblez pas, amis chinois ! Tonton Xi vous assure que c’est pour votre bien...

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À Hangzhou, un oeil artificiel règle l’attente aux feux rouges en fonction du trafic. Résultat : 25 % de bouchons en moins.
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Les logiciels d’analyse des visages (ici celui de SenseFace) savent identifier les badauds dans la rue ou le métro.
 ??  ?? Les méfaits des chauffards pris en flagrant délit sont tout de suite diffusés sur un écran, à la vue de tous au bord de la chaussée.
Les méfaits des chauffards pris en flagrant délit sont tout de suite diffusés sur un écran, à la vue de tous au bord de la chaussée.
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Sur les 176 millions de caméras déployées dans le pays, 20 millions sont déjà couplées à un redoutable logiciel de vision artificiel­le, qui surveille les va-et-vient des citoyens.

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