L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE DANS L’OEIL DE PÉKIN
À LA CONQUÊTE DE LA PLANÈTE, LES ALGORITHMES CHINOIS FONT DÉJÀ DE L’EMPIRE DU MILIEU UN MONSTRE DE LA CYBERSURVEILLANCE.
Pour la première fois depuis vingt- sept ans, Fu Gui a serré ses parents dans ses bras. Un vrai miracle. Même son père et sa mère avaient perdu l’espoir de retrouver leur fils. Natif de Chongqing, à l’est du Céleste Empire, le garçon avait 6 ans lorsqu’il a été enlevé à la sortie de l’école, en 1990, pour être vendu à une famille adoptive à l’autre bout du pays. Depuis, Fu Gui avait perdu toute trace de ses parents naturels, dont il ne gardait que de vagues souvenirs. Devenu grand, le jeune homme publie une photo de lui, prise lorsqu’il avait 10 ans, sur Baobeihuijia.com, un site destiné à reconnecter les milliers d’enfants chinois kidnappés à leurs vrais géniteurs. Voici quelques mois, ceux de Fu Gui ont eu à leur tour la bonne idée de mettre en ligne un portrait de leur fiston chéri, quand il avait 4 ans. La magie de l’intelligence artificielle (IA) a fait le reste. Un algorithme de reconnaissance des visages a conclu que les deux clichés correspondaient au même individu. Des tests ADN ont confirmé le verdict. À 33 ans, Fu Gui a retrouvé ses parents biologiques.
L’Empire des brevets. Belle victoire pour l’intelligence artificielle Made in China ! Sans doute pas la dernière. En juillet, Pékin a défié Washington en dévoilant ses plans dans le but de dominer cette discipline d’ici à 2025. Il y a de ça quatre ou cinq ans, ce pari aurait semblé bien farfelu. Mais aujourd’hui, outre-Atlantique, il ne fait rire personne. “Cette année, le nombre de brevets déposés par la Chine dans le secteur devrait, pour la première fois, dépasser celui des États-Unis”, révèle d’ailleurs un récent rapport du spécialiste du capital-risque Sequoia Capital.
Pour concrétiser cette percée sur le terrain, le Conseil des affaires de l’État a investi 14 milliards d’euros sur trois ans dans ses 23 provinces. Quand l’Administration Trump réduit de 10 % ses crédits à la recherche, la municipalité chinoise de Shenzhen, elle, offre un million de dollars aux experts en intelligence artificielle qui s’installeront sur ses terres. Charge à ces start-up d’abreuver les nouveaux dragons du numérique en cerveaux artificiels. Face aux Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) de la Silicon Valley, les BAT (Baidu, Alibaba, Tencent) de l’Empire du Milieu n’ont plus aucun complexe. Surnommé le Google chinois, le moteur de recherche Baidu vient ainsi de créer un fonds de 1,3 milliard d’euros consacré aux véhicules autonomes. Quelques mois plus tôt, son PDG, Robin Li, avait signé un transfert remarqué en débauchant Qi Lu, un ponte de Microsoft ayant déposé en son seul nom plusieurs dizaines de brevets d’IA. Têtes bien pleines.
En cette année du Coq, la stratégie de conquête de la Chine est donc aussi limpide que les eaux des lacs tibétains. Pour damer le pion à ses rivaux américains, le pays compte tout d’abord s’appuyer sur ses fabuleux gisements de “pétrole numérique”, cette matière première qui donne toute sa puissance à l’intelligence artificielle : les données. En disposer en abondance est un atout décisif, car les robots sont comme de jeunes écoliers. Ils ont besoin de se faire la main sur des exercices pour doper leur Q.I. Apprendre à reconnaître des objets, par exemple, les oblige à décortiquer des millions d’images pour s’entraîner. Fini le temps où la qualité d’un logiciel dépendait exclusivement de la performance de ses algorithmes, et donc de l’efficacité des programmeurs… Même le talent des plus doués des codeurs de la Silicon Valley ne suffit plus à doter une machine de facultés d’apprentissage. Pour être performant, un cerveau artificiel doit se gaver. N’en déplaise à Montaigne, chez les robots une “tête bien pleine” vaut mieux qu’une “tête bien faite”.
Et en Chine, les cyberneurones ont de quoi se rassasier. À elles seules, les quelque 1,4 milliard d’âmes du pays, dont 730 millions d’internautes, génèrent presque autant de données que le reste de la planète. L’avantage n’est pas seulement démographique. Il est aussi culturel. Un exemple ? Leur écriture étant assez alambiquée, les Chinois ont plus volontiers recours que les Occidentaux à la recon-
naissance vocale. Les logiciels d’iFlytek, l’un des grands spécialistes en ce domaine, disposent ainsi de davantage d’échantillons afin d’affiner leurs performances. Surtout, les Chinois ne sont guère obnubilés par la protection de leur vie privée. Plus de 20 millions d’internautes n’hésitent pas à faire des confidences à Xiaoice, le chatbot du réseau social Weibo. Ils s’épanchent ainsi sur leur dure journée de labeur jusqu’à des heures avancées de la nuit. Sans véritablement s’interroger sur la confidentialité de leurs échanges avec cette entité virtuelle, qui se nourrit de leurs petits secrets… À l’heure des mateurs.
Cette indifférence est en train de propulser le pays en leader planétaire de la reconnaissance d’images. Les quelque 500 millions d’utilisateurs de l’appli de partage de selfies Meitu se moquent bien, eux aussi, de savoir pourquoi le logiciel collecte autant d’informations sur eux – position géographique, identifiant de l’appareil, nom de leur opérateur, données sur les appels reçus, etc. Ces indiscrétions n’empêchent pas Meitu de faire un tabac, notamment grâce à sa fonction intégrée de maquillage virtuel, qui propose de masquer les petites imperfections sur les photos : éclaircissement de la peau, gommage des rides, suppression des comédons disgracieux… Chaque mois, l’appli traiterait ainsi plusieurs milliards de clichés – oui, des milliards – en recourant notamment à l’intelligence artificielle Face++, développée par son compatriote Megvii, jeune poids lourd de l’analyse des visages. Lancée voici cinq ans par trois étudiants, la start-up basée à Pékin compte déjà 530 employés et est désormais valorisée à plus d’un milliard de dollars. Il faut dire que son IA se diffuse à vitesse grand V dans les entreprises et les lieux publics des métropoles chinoises. À Shenzhen, grâce à elle, les salariés du géant de l’e-commerce Alibaba n’ont plus à s’embarrasser de badges pour rejoindre leurs bureaux. Il leur suffit de montrer leur frimousse à la caméra installée à l’entrée pour pénétrer dans le bâtiment. Encore plus fort, dans l’agglomération de Hangzhou, les algorithmes de reconnaissance d’images couplés à des caméras ont contribué à réduire significativement les embouteillages : aux feux rouges, le temps d’attente est régulé en fonction de la densité de circulation.
“De tous les dangers, le plus grand est de sousestimer son adversaire”, dit un proverbe chinois. Les arrogants cadors de la Silicon Valley feraient bien de le méditer, tant l’union sacrée chinoise de la politique, de la recherche et du rouleau compresseur Baidu-Alibaba-Tencent menace de les reléguer au second plan. Pour autant, les citoyens chinois feraient bien, eux aussi, de le ruminer. En commençant par se demander qui de l’Oncle Sam ou de Tonton Xi, affectueux surnom donné à leur président Xi Jinping, est leur véritable ennemi. Car en Chine, le développement de l’intelligence artificielle pourrait bien se retourner contre les habitants. Le dédain des autorités chinoises pour la vie privée est
déjà en passe de transformer le pays en monstre de l’hypertélésurveillance. Avec ses 176 millions de caméras sur son territoire, l’Empire du Milieu est un Big Brother en puissance. Un sinistre mateur, qui n’hésite pas à s’inviter jusque dans les toilettes publiques de Pékin afin de débusquer les voleurs de papier hygiénique. Un bon Chinois ne doit pas en gaspiller plus de 60 centimètres ; au-delà, c’est un délit.
Si, jusqu’ici, les capacités de ce réseau vidéo se limitaient à capter les images, 20 millions de caméras ont récemment été couplées à un redoutable cerveau artificiel, capable non seulement d’identifier les véhicules, mais aussi de mettre un nom sur les visages des cyclistes et des piétons qui déambulent dans la rue. Ceux qui traversent sans respecter le petit bonhomme rouge sont immédiatement repérés. L’infraction est alors signalée sur un écran géant, placé en bordure de chaussée, qui diffuse leur méfait en “replay”. Visible des autres passants, cette séquence de la honte n’exonère pas l’infortuné fraudeur d’une amende d’environ trois euros, à moins qu’il préfère purger sa peine en prêtant main-forte à la police. N’imaginez pas tromper cet “oeil de Pékin” qui sait caractériser le sexe, l’âge du badaud et même donner des renseignements sur sa tenue vestimentaire. Du reste, les autorités chinoises ne comptent pas s’arrêter là. Déployez le système dans tout le pays, ajoutez à cela la bien nommée technologie Skynet en cours de développement chez Megvii, et chaque individu pourra alors être suivi dans tous ses déplacements, transmis en temps réel sur un simple écran de contrôle. “Grâce à nos systèmes d’intelligence artificielle, nous allons pouvoir anticiper les crimes, en stoppant les malfaisants avant même qu’ils ne passent à l’acte”, révélait cet été Li Meng, vice-ministre chinois des Sciences et Technologies. La start-up Cloud Walk prétend déjà anticiper les intentions criminelles de n’importe quel quidam. Son logiciel détermine une probabilité en fonction du comportement du promeneur dans la foule et de ses déplacements en ville. À partir d’un certain seuil, l’intelligence artificielle déclenche un signal et la police intervient. Ainsi, un individu qui entre les mains vides dans un magasin d’armes pour en ressortir un paquet sous le bras, avant de rejoindre les transports en commun, risque fort d’être interpellé. Permis de civisme.
Combinée à la puissance du big data, cette manie qui consiste à extraire toujours plus de données, l’IA pourrait s’insinuer encore plus sournoisement dans les cités. Depuis six ans, les autorités de Hangzhou, fief de l’Amazon chinois Alibaba, situé au sud-ouest de Shanghai, notent les individus selon leurs comportements civiques. Cette expérience, Pékin compte la généraliser à tout le pays d’ici à 2020. Chaque Chinois se verrait alors attribuer un crédit de 1 000 points, qui varierait selon ses “bonnes” ou “mauvaises” actions. Il conduit en état d’ivresse ? Il perd 50 points. Il est récompensé par le titre honorifique “d’excellent cadre dans son entreprise” ou “d’individu à la spiritualité développée” ? Il en gagne 50, et deux fois plus s’il dénonce un fonctionnaire corrompu ! Les citoyens les mieux notés, les travailleurs acharnés, ceux qui paient leurs dettes, les enfants qui rendent visite régulièrement à leurs parents, les patriotes qui souscrivent à la morale du Parti seront prioritaires pour inscrire leur progéniture dans les meilleures écoles, emprunter de l’argent à des taux préférentiels ou franchir les portes des hôtels de luxe. Les autres seront bons pour le purgatoire social. Voyons, ne tremblez pas, amis chinois ! Tonton Xi vous assure que c’est pour votre bien...