Intox et paradoxe
Au risque de froisser notre chroniqueur de fin de magazine, le monde n’était pas mieux avant. Une telle affirmation ne va pas forcément de soi à une époque marquée par des drames qui, jour après jour, se suivent et se ressemblent trop. À l’heure où les chaînes d’information se repaissent, en continu, des manifestations belliqueuses des dirigeants du globe. Pourtant, les faits sont là. Selon la Banque mondiale, entre 1981 et 2015, la population subsistant avec moins de 1,90 dollar par jour est passée de 44,3 % à 9,6 %. De même source, en soixante ans, nous avons gagné vingt ans d’espérance de vie. Connaîtrionsnous un état de grâce, un certain âge d’or, sans même le savoir ? Le philosophe Michel Serres l’affirme, dans un petit essai ayant pour titre cette antiphrase : C’était mieux avant ! *. Travail harassant, quotidien laborieux, hygiène approximative, régimes autoritaires… Voilà son bilan du passé.“Avant, nous fûmes guidés par Mussolini et Franco, Hitler et Staline, Mao, Pol Pot, Ceausescu… rien que des braves gens, spécialistes raffinés en camps d’extermination, tortures, exécutions sommaires, guerres, épurations”, relève l’auteur, octogénaire et grand amateur de technologies. Selon lui, nous allons du “dur vers le doux”, tout en ignorant les miracles à l’entour. Comme ceux offerts par les téléphones portables grâce auxquels “soupir et aveu traversent l’espace comme la lumière, quels que soient l’écart et la distance”.
Des vertus du progrès, il en est question dans notre enquête consacrée à la recherche chinoise en matière d’intelligence artificielle (lire p. 26). Elle démarre par une belle histoire. Celle d’un fils qui retrouve ses parents, vingt-sept ans après son enlèvement. Dans l’Empire du Milieu, dans l’indifférence des autorités, les rapts infantiles sont monnaie courante. C’est pour cela qu’en 2011, le sociologue Yu Jianrong, célèbre en son pays, a décidé de rendre ces affaires publiques. En postant sur le réseau social Weibo le cliché d’une victime, il a initié un vaste mouvement, baptisé “Faites une photo, sauvez un enfant”. Du jour au lendemain, des milliers de clichés ont déferlé sur la Toile, redonnant espoir à certains parents de retrouver la chair de leur chair. Depuis, les algorithmes de reconnaissance faciale ont pris le relais. Et la Chine de passer maître dans l’art du moulinage de bases de données (big data) et l’entraînement d’artificielles intelligences. Cette année, la patrie de “Tonton Xi” a d’ailleurs déposé plus de brevets en ce domaine que l’Amérique de Donald Trump. Mais l’enfer est souvent pavé de bonnes intentions et toute cette intelligence Made in China sert aussi à des fins moins philanthropiques. Peuplée de 1,4 milliard d’humains, la Chine décroche la médaille de l’État le plus fliqué au monde, avec une caméra de surveillance pour huit habitants. À quoi serventelles ? À observer les comportements vertueux comme délictueux, à distinguer les bons citoyens des autres, et à établir un classement au mérite. Un tableau d’honneur individuel, à l’échelle XXL.
On pourrait penser naïvement que l’accomplissement de tâches plus prosaïques relève d’une balade de santé pour les génies du numérique survolant leur époque avec l’allégresse d’un pixel. Fatal error. Vos très nombreux courriers en témoignent : pas une mise à jour de système d’exploitation, de Windows à iOS, ne se déroule sans accrocs. Des bugs à foison éclipsent toujours les promesses initiales. Dans nos pages SAV, nous tentons à chaque numéro (et là, ce n’est pas de l’intox) de vous trouver des solutions. Mais l’espace nous est compté. Aussi nous vous consacrons, à vous lecteurs, un dossier complet où nous publions vos requêtes pour mieux y répondre. Une chose est sûre : en matière d’informatique, le mieux est souvent l’ennemi du bien. De quoi se convaincre, une fois la mise à jour réalisée et les ennuis arrivés, que c’était vraiment mieux avant.
On médiatise volontiers le malheur, oubliant que la pauvreté a régressé et que nous vivons plus longtemps... Oui, c’est mieux maintenant ! Le vertige des mises à jour, quasi obligatoires et souvent buggées, gagne tout le monde. Où est donc le progrès ?