Ces jeux vidéo vont vous faire aimer l’Histoire
Quand les grandes dates du passé réunissent éditeurs, historiens et gamers.
Nous sommes en Europe de l’Est, au e tout début du XV siècle. Des mercenaires ont massacré le village d’Henry. Seul survivant du carnage, ce fils de forgeron est bien décidé à se venger. De prime abord, le pitch de Kingdom Come: Deliverance paraît on ne peut plus classique. Ce titre, qui sortira en février 2018, prétend pourtant cultiver sa différence dans sa soif de rigueur historique. “Oubliez les dragons et les vieux magiciens barbus, prévient Tobias Stolz-Zwilling, porte-parole du studio tchèque Warhorse. Notre jeu de rôle médiéval est le plus réaliste jamais créé.” Les développeurs ont fait appel à une historienne pour vérifier que les quêtes, mais aussi les us et coutumes des personnages, étaient conformes à la réalité de l’époque. Cette prof de l’université de Prague a aussi rédigé une mine d’informations encyclopédique sur l’Europe du Moyen Âge pour aider les joueurs dans leur progression. Elle a aussi recruté un maître d’armes pour décoder de vieux manuscrits consacrés au maniement de l’épée, afin de s’en inspirer dans le jeu.
D’Attila à Napoléon. Alors que la célèbre saga Assassin’s Creed, signée Ubisoft, a dépassé cette année les 100 millions d’exemplaires vendus (depuis son premier épisode lancé en 2007), les gamers sont sans cesse invités à voyager dans le passé. Des pillages d’Attila aux plages du débarquement, en passant par les exploits des centurions romains, les conquêtes d’Alexandre, les alliances féodales ou les grandes batailles napoléoniennes, le rayon Histoire de l’industrie vidéoludique n’a jamais
été aussi fourni. Pourtant, parmi les 1 500 titres recensés par le site spécialisé HistoriaGames, combien justifient leur vocation ?
Trop souvent, l’étiquette “historique” sert de caution culturelle à un scénario violent, ou de prétexte pour enrober un thème faiblard, revisité pour la énième fois.
Prenez Battlefield 1. Sorti fin 2016, ce onzième opus de la série des jeux de tir en vue subjective Battlefield prenait pour cadre la Première Guerre mondiale. À grand renfort de spots de pub, ses développeurs américains promettaient de donner vie “avec une intensité inégalée” aux affrontements les plus meurtriers de ce conflit. Meurtriers, certes… mais surtout fantaisistes ! Comme ces combats urbains censés retracer la reprise d’Amiens par les Américains, inventés de toutes pièces. Quant aux tranchées, elles se retrouvaient réduites à la portion congrue… Et ne cherchez pas de soldats français, ni russes, pourtant deux nationalités parmi les plus engagées dans cette bataille face à l’Allemagne, l’éditeur Electronic Arts (EA) ayant tout bonnement fait l’impasse sur elles. Pour tenter d’apaiser la colère de ses clients, EA s’est fendu d’un communiqué rappelant l’importance des poilus dans la Grande Guerre – quel scoop ! – et assurant que la bourde serait corrigée via un contenu téléchargeable… payant. Les créateurs de Battlefield 1 auraient été bien inspirés de suivre les conseils d’experts, comme l’a fait Ubisoft pour son titre hommage intitulé
Soldats inconnus : Mémoires de la Grande Guerre. Leur opus livre de nombreux et précieux détails sur ces hostilités, en alternant résolution d’énigmes et phases d’action, sans jamais tomber dans le gore. Afin d’éviter les bévues, l’éditeur s’est même rapproché d’Alexandre Lafon, conseiller pour l’action pédagogique à la Mission du centenaire célébrant “la der des der”. Photos et textes ont par ailleurs été puisés dans le documentaire Apocalypse : La Première Guerre mondiale, diffusé sur France Télévisions.
Gare aux anachronismes ! Faire appel à des armadas de spécialistes ne garantit pas pour autant la rigueur historique. En témoigne Assassin’s Creed Unity, le best-seller d’Ubisoft qui souhaitait plonger le joueur au coeur de la Révolution française. Pour le concevoir, ses promoteurs ont réuni trois spécialistes et historiens. Recruté à plein temps dès 2010 pour contrôler les détails de la série, Maxime Durand, chercheur diplômé de l’université de Montréal, a été épaulé pour cet épisode par deux érudits. Le Français Jean-Clément Martin et le Canadien Laurent Turcot étaient chargés respectivement d’expertiser le scénario et de briefer les développeurs sur l’architecture des grandes bâtisses et sur la vie quotidienne à Paris en 1789. Ceci n’empêche pas le jeu d’être truffé d’anachronismes. Par exemple, lorsque le
héros déambule dans les rues de Paris en 1791, la Bastille tient encore debout, alors que l’édifice a été démoli deux ans plus tôt. Dans la rue, les passants entonnent la Marseillaise, composée un an plus tard par Rouget de Lisle, et brandissent le drapeau tricolore apparu seulement en… 1794. “Faire figurer le vrai drapeau révolutionnaire rouge et blanc n’aurait parlé qu’aux historiens”, justifie Maxime Durand. “On ne peut pas demander à un jeu vidéo de raconter l’histoire”, renchérit Jean-Clément Martin.
S’il déplore qu’Ubisoft n’ait pas tenu compte de plusieurs de ses réserves, l’historien français estime que sa discipline a tout à gagner de cette déclinaison. “Assassin’s Creed Unity s’est vendu à plus de dix millions d’unités, alors qu’un bouquin sur la Révolution française frôle l’exploit s’il s’écoule à 10 000 exemplaires, confie-t-il, pragmatique. Entre un livre d’histoire savant, mais souvent jugé barbant, et un scénario romancé, c’est toujours le second qui l’emporte dans le coeur du public.” Inventions, déformations ou stéréotypes
À LYON, ASSASSIN’S CREED FAIT SON ENTRÉE AU LYCÉE
seraient donc excusables même aux yeux des plus grands experts, s’ils contribuent à propulser les joueurs dans le passé. Ces approximations ne semblent pas non plus remettre en question l’intérêt pédagogique. “Du temps de Barack Obama, susurre un cadre d’Ubisoft, le ministère de l’Éducation américain nous a contactés pour produire des cours d’histoire à partir de notre série Assassin’s Creed.” En France, des enseignants se sont, eux aussi, approprié ce nouveau support. Pascal Mériaux, professeur d’histoire au lycée Lamartinière Duchère, à Lyon, s’est servi d’Unity lors de ses cours sur la Révolution française. “Je me suis appuyé sur la remarquable reconstitution du Paris révolutionnaire pour illustrer mes cours, explique l’enseignant âgé de 43 ans. Mais l’idée était surtout de faire prendre du recul à mes élèves, d’aiguiser leur esprit critique en pointant les anachronismes et en les poussant à une réflexion sur l’instrumentalisation de la violence à des fins narratives, à mon sens un des travers de ce
titre.” Certains font même le pari qu’en dépit de leurs imperfections, ces jeux incitent les plus curieux à entreprendre eux-mêmes des recherches, afin d’approfondir leurs connaissances sur l’époque.
Effets secondaires. Pour preuve, les témoignages sur les forums spécialisés. “Si je n’avais pas joué à Verdun, je n’aurais jamais dévoré À l’Ouest, rien de nouveau, le roman du vétéran de 14-18 Erich Maria Remarque, qui raconte le conflit à travers les yeux d’un jeune Allemand. Je dois à ce titre ma fascination pour la Première Guerre mondiale”, confie un gamer sur Reddit. “Mes parties de Crusader Kings, explique un autre, m’ont fait découvrir la complexité de l’époque de Charlemagne et poussé à écumer les bibliothèques pour dénicher des livres sur ce sujet.” “Après avoir passé des heures sur Assassin’s Creed II, dans la Florence du XVe siècle, un de mes amis, qui n’avait jusque-là pas le moindre intérêt pour l’histoire, s’est inscrit à la fac pour suivre des cours sur la Renaissance italienne”, s’épate encore un autre. Certains aficionados du jeu de conquête Civilization lancent même des débats éthiques : “Doit-on s’abaisser à avoir recours à la bombe atomique pour s’imposer dans le jeu ?” Ou encore : “Comment peut-on oser choisir d’incarner le personnage d’Hitler ?” La réalité historique reste cependant reléguée dans l’ombre du “gameplay”, qui gouverne la mécanique du jeu. Le héros d’Assassin’s Creed se déplaçant souvent au-dessus des toits, une église a été ajoutée à Cuba, théâtre de l’épisode Black Flag, alors qu’elle n’avait pas encore été bâtie au moment où est censée se dérouler l’aventure.
Entre le réalisme historique et le plaisir de jouer, tout est affaire de compromis. “Impossible de concilier les deux”, assure Chris King, ex-développeur de Paradox Interactive, à propos de la série Heart of Iron consacrée à la Seconde Guerre mondiale, à laquelle il a contribué. “La stratégie repose sur la logique, ce que l’Histoire n’est pas. Sinon, l’Allemagne aurait retenu les leçons de sa défaite de 1918, au lieu de remettre ça en 1939, en s’exposant sur plusieurs fronts. Si nous avions reproduit toutes les conditions réelles de 39-45, le camp allemand perdrait à chaque fois.” En dépit de quelques concessions, ce wargame s’avère bien plus réaliste et pointu que Civilization, le jeu de conquête où tout semble possible. Tout de même, on a beau avoir l’esprit fécond, on imagine mal Gandhi appuyer sur le bouton rouge pour rayer de la carte ses adversaires en faisant pleuvoir les bombes atomiques… ■