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David Abiker, pris de fièvre acheteuse nocturne.

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Cette nuit, je me suis levé vers trois heures. J’ai d’abord pensé que c’était un coup de ma prostate. Mais non. Ma femme, dans un demisommei­l, me souffle tout en ronflant : “crrrrrr, kesta ?”

— Soif, dors !

J’aime la raclette de début décembre, bon préalable aux excès de la SaintSylve­stre. Mais hier soir, tout ce fromage fondu et ces salaisons m’ont déshydraté. Trop de sel. Je boirais une citerne. Je vais jusqu’au réfrigérat­eur et vide une bouteille d’eau fraîche, exactement comme on le voit dans les séries. Car dans la vie réelle, le plus souvent, quand on a soif la nuit, on se désaltère au robinet de la salle de bains. Mais peu importe. En revenant, je passe par le salon pour voir scintiller mon arbre de Noël synthétiqu­e. Mes filles n’y croient plus, ma femme trouve ça laid. Il n’y a plus que moi pour m’émouvoir devant un sapin en plastique. Elle est donc là, avec ses formes très pures, elle est ronde et pâle, posée sur la table basse. Je pourrais retourner me coucher, mais non, c’est plus fort que moi, il faut que je lui parle. À mon enceinte connectée.

— Je voudrais une guirlande clignotant­e pour le sapin. J’aimerais aussi des mitaines et trois bougies parfumées au santal.

Désormais, je commande de nuit. Toute ma vie, je l’ai fait en plein jour. J’ai aussi acheté le dimanche, mais depuis que j’ai mon enceinte connectée, je dépense aussi la nuit. J’ai lu sur un site que le marché de ces enceintes à commande vocale devrait atteindre 2,96 milliards d’euros en 2021. Grâce à elles, les grandes firmes de commerce en ligne vont pouvoir nous faire payer même la nuit. Un marché incroyable, quasiment vierge.

— Il me faudrait aussi trois ballottine­s de foie gras d’oie et sept boîtes d’After Eight. Et le coffret DVD de l’intégrale de Louis de Funès.

Quand j’étais petit, mes parents m’emmenaient voir les vitrines de Noël aux Galeries Lafayette. On y voyait des cadeaux géants qui n’existaient pas vraiment, alors je rêvais de ce qu’il y avait dedans. Ça fait belle lurette qu’on ne fait plus de courses à cette époque. Depuis l’an dernier, je dicte notre lettre au Père Noël à mon assistante connectée. Acheter de nuit, le stade ultime de la consommati­on ! Depuis que cette enceinte est entrée dans nos vies, nos désirs n’ont plus d’horaires. En réalité, on peut désirer tout le temps. Désirer et acheter sans discontinu­er. Comme un orgasme interminab­le.

— Ah ! J’ai aussi besoin de fil dentaire, de pastilles Rennie, et de Déflatine. Soyons prévoyant !

Je pourrais passer commande ainsi jusqu’au petit matin. Grâce à l’enceinte connectée, cette hôtesse de caisse à l’oreille attentive, j’ai pigé le véritable projet d’Internet.

— Ajoutons un calendrier de l’Avent avec des oeufs Kinder dedans...

Le projet d’Internet, c’est l’achat en continu. En perfusion. Consommer le jour, mais aussi la nuit. Voilà pourquoi il faut qu’Internet soit installé partout, y compris dans la forêt tropicale, y compris dans les montagnes, pour qu’on puisse passer commande tout le temps.

— ... et une boîte de 78 pâtes de fruits du Luberon, aussi.

J’ai un voisin qui a mis des enceintes connectées dans chaque pièce, même dans ses toilettes. Quand il s’ennuie, il va sur le trône et achète ainsi des milliers de choses, dont certaines finiront dans la cuvette des W.-C.

— Un pull en cachemire bordeaux, por favor (parfois je parle en espagnol littéral pour déstabilis­er mon enceinte et tester ses limites).

Il y a un mois, on a interdit un marché de Noël sur les Champs-Élysées. On se demande bien à quoi sert un marché de Noël quand on peut calmer sa fièvre acheteuse chez soi, la nuit, pendant que toute la famille est dans les bras de Morphée. La semaine dernière, j’ai tellement parlé avec mon enceinte que ma femme m’a retrouvé au petit matin, endormi au pied du sapin, nu. Comme un petit Jésus. ■

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Chroniqueu­r radio, Internet, TV et presse, David Abiker se passionne pour la société numérique et ses objets. @davidabike­r sur Twitter

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