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Fichage : stop ou encore ?

Europe, États-Unis, Inde, Chine... La surveillan­ce de masse est partout.

- STÉPHANE BARGE

Dans les années 70, le philosophe­Michel Foucault redoutait déjà l’avènement “d’un réseau de dispositif­s qui seraient partout et toujours en éveil, parcourant la société sans interrupti­on”. Dans la Chine de Xi Jiping, nous y sommes. Aux yeux d’un pouvoir obsédé par l’ordre et le contrôle de ses population­s, le fichage et la reconnaiss­ance faciale sont devenus la panacée. Impossible pour le piéton de Pékin, par exemple, de traverser impunément les chaussées de la cité en dehors des clous. Cette négligence lui vaut d’être triplement sanctionné. D’abord, sa photo est instantané­ment diffusée sur un écran géant, sorte de télé de la honte installée au coin de la rue pour mieux stigmatise­r le contrevena­nt. Ensuite, il écope d’une amende. Enfin, l’État lui inflige une mauvaise note, aussitôt inscrite dans son dossier “citoyen”. Après plusieurs pénalités, il devient difficile pour lui d’obtenir un crédit auprès de son banquier. Il n’a plus le droit d’inscrire ses enfants dans les meilleures écoles du pays. L’oeil de Pékin fait de lui un paria.

Nous serions pourtant mal avisés de faire la leçon aux Chinois. Nombre de technologi­es de flicage déployées sur la planète sont Made in France. La Ligue des droits de l’homme accuse, par exemple, une ex-filiale de notre géant Bull d’avoir refourgué, en 2007, un système d’intercepti­on des communicat­ions à la Libye de ce bon colonel Khadafi. Ces grandes oreilles auraient été utilisées pour réprimer des opposants politiques. Des plaintes ont été déposées pour “complicité d’ actes de tortures ”. Quant au dispositif­de biométrie A ad haar déployé en Inde, il a été conçu par Morpho, une de nos pépites high-tech récemment cédée à un fonds américain. L’enquête menée à Delhi par notre correspond­ante prouve, pourtant, que cette débauche de technologi­e ne fait qu’accroître les inégalités. Données biométriqu­es. En matière de surveillan­ce, notre fameuse devise nationale Liberté, Égalité, Fraternité ne suffit pas non plus à faire de la France un modèle sur son propre sol. Notre pays doit répondre de 13 plaintes déposées auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, qui protestent contre la loi sur le renseignem­ent adoptée en 2015. Qui plus est, sans débat ni vote à l’Assemblée, nos politiques ont imposé un recensemen­t biométriqu­e des Français, par la création d’un fichier des “titres électroniq­ues sécurisés” (TES). Ce mégafichie­r a pour but de regrouper données d’ état civil, filiation, mail, empreintes digitales et photo. La loi sur le renseignem­ent légalise aussi le filtrage de nos communicat­ions par des algorithme­s classés “secret-défense”. En service depuis quelques mois, cette “boîte noire” électroniq­ue examine, entre autres, l’horaire, l’origine géographiq­ue et la destinatio­n de nos messages en vue de détecter une éventuelle menace terroriste.

Le couplage de ces deux dispositif­s pourrait ouvrir un boulevard menant tout droit à la surveillan­ce d’État. En théorie, rien n’empêche de tracer, à partir d’une simple photo, la vie d’un individu, nom mais aussi adresse, correspond­ance numérique, géolocalis­ation, etc. Notre antique et poussiéreu­se Commission nationale de l’informatiq­ue et des libertés (Cnil) considère même ce fichier TES “d’une ampleur et d’une nature inégalée”. Elle redoute “un détourneme­nt de sa finalité”. La lutte contre le terrorisme fera peut-être passer la pilule. Mais l’urgence sécuritair­e ne doit pas nous empêcher de réfléchir aux conséquenc­es d’un fichage systématiq­ue et généralisé. Emmanuel Macron n’est certes pas Xi Jiping. Mais qu’arriverait-il si un régime autoritair­e débarquait à l’Élysée ? Résisterai­til à la tentation de croiser toutes ces données pour fliquer le moindre de nos déplacemen­ts, dans un but sécuritair­e ou pour mater l’opposition ? Demandez-le donc à la population indienne soumise à la pression du système Aadhaar.

Au départ, c’est un gouverneme­nt de centre gauche qui a instauré ce fichier. Dans un souci d’efficacité administra­tive, pour parer à la fraude aux aides sociales. Depuis que le parti nationalis­te hindou arrivé au pouvoir l’a repris à son compte en 2014, la vie des Indiens a en effet changé. Mais pas en mieux… “La seule manière de protéger la vie privée des citoyens, c’est de ne pas autoriser les gouverneme­nts à collecter leurs données”, avait confié voilà quelques années Wolfgang Schmidt, ancien haut responsabl­e de la Stasi, la très redoutée agence d’espionnage de l’ex-RDA.

Il faut, certes, toujours se méfier de ce que disent les espions, même retraités. Mais quand leurs pensées s’accordent avec nos propres libertés, il n’est pas non plus interdit de les méditer. ■

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