Fichage : stop ou encore ?
Europe, États-Unis, Inde, Chine... La surveillance de masse est partout.
Dans les années 70, le philosopheMichel Foucault redoutait déjà l’avènement “d’un réseau de dispositifs qui seraient partout et toujours en éveil, parcourant la société sans interruption”. Dans la Chine de Xi Jiping, nous y sommes. Aux yeux d’un pouvoir obsédé par l’ordre et le contrôle de ses populations, le fichage et la reconnaissance faciale sont devenus la panacée. Impossible pour le piéton de Pékin, par exemple, de traverser impunément les chaussées de la cité en dehors des clous. Cette négligence lui vaut d’être triplement sanctionné. D’abord, sa photo est instantanément diffusée sur un écran géant, sorte de télé de la honte installée au coin de la rue pour mieux stigmatiser le contrevenant. Ensuite, il écope d’une amende. Enfin, l’État lui inflige une mauvaise note, aussitôt inscrite dans son dossier “citoyen”. Après plusieurs pénalités, il devient difficile pour lui d’obtenir un crédit auprès de son banquier. Il n’a plus le droit d’inscrire ses enfants dans les meilleures écoles du pays. L’oeil de Pékin fait de lui un paria.
Nous serions pourtant mal avisés de faire la leçon aux Chinois. Nombre de technologies de flicage déployées sur la planète sont Made in France. La Ligue des droits de l’homme accuse, par exemple, une ex-filiale de notre géant Bull d’avoir refourgué, en 2007, un système d’interception des communications à la Libye de ce bon colonel Khadafi. Ces grandes oreilles auraient été utilisées pour réprimer des opposants politiques. Des plaintes ont été déposées pour “complicité d’ actes de tortures ”. Quant au dispositifde biométrie A ad haar déployé en Inde, il a été conçu par Morpho, une de nos pépites high-tech récemment cédée à un fonds américain. L’enquête menée à Delhi par notre correspondante prouve, pourtant, que cette débauche de technologie ne fait qu’accroître les inégalités. Données biométriques. En matière de surveillance, notre fameuse devise nationale Liberté, Égalité, Fraternité ne suffit pas non plus à faire de la France un modèle sur son propre sol. Notre pays doit répondre de 13 plaintes déposées auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, qui protestent contre la loi sur le renseignement adoptée en 2015. Qui plus est, sans débat ni vote à l’Assemblée, nos politiques ont imposé un recensement biométrique des Français, par la création d’un fichier des “titres électroniques sécurisés” (TES). Ce mégafichier a pour but de regrouper données d’ état civil, filiation, mail, empreintes digitales et photo. La loi sur le renseignement légalise aussi le filtrage de nos communications par des algorithmes classés “secret-défense”. En service depuis quelques mois, cette “boîte noire” électronique examine, entre autres, l’horaire, l’origine géographique et la destination de nos messages en vue de détecter une éventuelle menace terroriste.
Le couplage de ces deux dispositifs pourrait ouvrir un boulevard menant tout droit à la surveillance d’État. En théorie, rien n’empêche de tracer, à partir d’une simple photo, la vie d’un individu, nom mais aussi adresse, correspondance numérique, géolocalisation, etc. Notre antique et poussiéreuse Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) considère même ce fichier TES “d’une ampleur et d’une nature inégalée”. Elle redoute “un détournement de sa finalité”. La lutte contre le terrorisme fera peut-être passer la pilule. Mais l’urgence sécuritaire ne doit pas nous empêcher de réfléchir aux conséquences d’un fichage systématique et généralisé. Emmanuel Macron n’est certes pas Xi Jiping. Mais qu’arriverait-il si un régime autoritaire débarquait à l’Élysée ? Résisteraitil à la tentation de croiser toutes ces données pour fliquer le moindre de nos déplacements, dans un but sécuritaire ou pour mater l’opposition ? Demandez-le donc à la population indienne soumise à la pression du système Aadhaar.
Au départ, c’est un gouvernement de centre gauche qui a instauré ce fichier. Dans un souci d’efficacité administrative, pour parer à la fraude aux aides sociales. Depuis que le parti nationaliste hindou arrivé au pouvoir l’a repris à son compte en 2014, la vie des Indiens a en effet changé. Mais pas en mieux… “La seule manière de protéger la vie privée des citoyens, c’est de ne pas autoriser les gouvernements à collecter leurs données”, avait confié voilà quelques années Wolfgang Schmidt, ancien haut responsable de la Stasi, la très redoutée agence d’espionnage de l’ex-RDA.
Il faut, certes, toujours se méfier de ce que disent les espions, même retraités. Mais quand leurs pensées s’accordent avec nos propres libertés, il n’est pas non plus interdit de les méditer. ■