Ces surdoués sondent l’âme des machines
Dans l’informatique, les autistes n’ont rien d’atypiques. Leurs capacités à communiquer presque naturellement avec le code et les algorithmes sont très recherchées.
Dans l’informatique, les autistes n’ont rien d’atypiques. Leurs capacités à communiquer presque naturellement avec le code et les algorithmes sont très recherchées. Ainsi, Christian, spécialiste en cybersécurité, se prépare à devenir psychologue pour intelligence artificielle.
Pour arriver au sommet, il s’applique à dégommer les dirigeants de la multinationale dans laquelle il travaille. Un par un, avec méthode. L’entreprise est le terrain de chasse de Jim Profit. Et le réseau informatique, l’arme parfaite grâce à laquelle il avance masqué. Un vrai caméléon, comme Jarod, lui aussi protagoniste d’une série américaine des années 90, capable d’endosser n’importe quelle identité et d’assimiler un métier (avocat, pilote de chasse…) en quelques semaines. De ces deux héros de feuilleton qui ont occupé les longues soirées d’hiver de sa vie, Christian, 50 ans, a retenu le premier comme pseudo de mail. En tout cas, pour celui avec lequel cet adepte de l’anonymat en ligne a échangé avec l’auteur de cet article. “Profit ne maîtrise pas les notions de bien et de mal, et ses capacités émotionnelles ne sont pas très développées. Je l’ai choisi parce qu’il pourrait tout à fait être autiste.” Comme lui.
Christian est touché par un trouble du spectre autistique (TSA), plus précisément par un syndrome d’Asperger. On dit aujourd’hui de lui qu’il est une personne neuroatypique, pour le distinguer d’un neurotypique. S’il partage le même environnement que vous, ce solide gaillard n’a pas le même rapport au monde. Une lumière trop forte l’agresse immodérément, un bruit trop puissant aussi. Une serviette rêche peut l’irriter au-delà de la peau, des couverts qui ne sont pas parallèles à l’assiette l’angoissent. C’est dur à vivre. Mais Christian possède en retour des qualités intellectuelles hors norme. Comme Jarod. “Du point de vue d’un autiste, le cerveau humain ‘normal’ est facilement distrait, obstinément social et pas assez attentif aux détails”, explique Steve Silberman, auteur de l’essai NeuroTribes (non traduit). Tout le contraire d’un esprit neuroatypique.
Ses performances de concentration extrême et de mémorisation, son attention hypertrophiée à traquer la petite bête sont aujourd’hui
très recherchées dans l’univers informatique. En Inde et aux États-Unis, des entreprises hightech recrutent des autistes Asperger pour leurs compétences à repérer les bugs logiciels. En France, c’est plus rare, mais ça vient. Christian officie dans la cybersécurité au sein d’une entreprise du CAC 40 spécialisée dans la défense nationale. On n’en saura pas plus sur sa mission top secret, même s’il concède, dans une forme de lucidité confinant à l’immodestie, qu’il conçoit des architectures impossibles à hacker.
Un monde de super-héros. À écouter ses histoires de failles et de réseaux privés virtuels (VPN), ou de collègues atypiques capables d’apprendre le langage informatique Python en trois jours, on se croirait parfois dans un blockbuster hollywoodien. Un épisode de Xmen. La première fois où il a rencontré son Professeur X, Christian n’a pas fait sensation. Président du cabinet de consultants ASPertise, Frédéric Vezon l’a pourtant recruté en 2016, malgré un CV peu convaincant. “En discutant avec lui, j’ai découvert son potentiel très élevé, notamment lorsqu’il m’a démontré que le chiffrement des données devait désormais opérer sa révolution du fait des avancées de l’informatique quantique”, se souvient ce serial entrepreneur.
Pour cet ancien banquier, récemment contacté par les autorités américaines à la recherche de cybersoldats d’exception, les Asperger sont la réponse à la pénurie de développeurs de haut niveau. Elle touche actuellement gouvernements et entreprises en sécurité des réseaux, intelligence artificielle et traitement des données massives (les big data). Autant utiliser les capacités des autistes dans des métiers de pointe. Ils seront plus utiles
à la société que confinés en hôpital psychiatrique (HP). Le monde technolibéral dans lequel nous évoluons aurait d’ailleurs été façonné par des atypiques, d’après Frédéric Vezon. Steve Jobs (Apple), Bill Gates (Microsoft) ou Mark Zuckerberg (Facebook) en seraient, sans qu’on le sache. Tout comme, selon le psychologue britannique Tony Attwood, un paquet d’ingénieurs de la Silicon Valley. Dès 2001, le journaliste américain Steve Silberman parlait d’un “syndrome geek” dans un article devenu culte du magazine Wired. En Californie, certains auraient même tendance à s’inventer encore aujourd’hui des troubles Asperger afin de décrocher un job. Voilà pour le folklore. La réalité, elle, est plus rugueuse.
Des dons très spéciaux. Puisque Christian ne peut pas s’adapter au monde, le monde de l’entreprise doit s’accorder à lui, sous peine de burn out. Pas d’open space, à cause du bruit et des sources infinies de distractions sensorielles. Mais un bureau isolé. Accepter qu’il porte des lunettes de soleil en réunion afin de dissiper tout stress pouvant débarquer sans crier gare. Lui donner des consignes claires. Et ne l’obliger à rien, surtout pas à fréquenter la machine à café pour stimuler son sentiment d’appartenance à une dream team. Il est allergique à ces moments de sociabilité qu’il juge stériles et inutiles. “Un Asperger ne sera jamais élu employé du mois, faut oublier ça, explique Frédéric Vezon. Cela dit, Christian ayant des dons d’observation prononcés, il a développé un bon entregent et de l’humour. Il joue ainsi à la perfection son rôle d’employé.” Dix ans passés à écouter la radio Rire & Chansons lui ont permis de comprendre la mécanique des blagues. Et de mimer la camaraderie avec ses collègues neurotypiques, à défaut de la ressentir.
Originaire de l’Ouest parisien, Christian revient de loin. Diagnostiqué Asperger que très récemment, il se considère comme un survivant. “Les personnes autistes de ma génération ont fini en HP, shootés aux médicaments, brisés par la psychiatrie classique, ou se sont flinguées, constate-t-il. Sinon, il reste ceux comme moi, qui sont encore debout après un long combat.”
Lorsqu’il est enfant, ses parents le chérissent et respectent son originalité, répondant à toutes ses questions bizarres sur les bombes atomiques. Maman est artiste peintre. Papa directeur commercial, avec une solide culture scientifique. Ils sont différents, eux aussi, mais ne le savent pas. “Même à l’intérieur de ce foyer, j’étais en dehors de la vie”, se souvient Christian.
À l’école, il truste la place de premier de la classe. Un surdoué, qui appartient encore aujourd’hui à Mensa, cette association regroupant les 2 % de la population mondiale dotée de quotients intellectuels superélevés. Solitaire, il passe son temps libre à la bibliothèque, où il découvre les ouvrages de Philip K. Dick, et au cinéma, devant les longs métrages de John Carpenter. Souffre-douleur, il se fait taper dessus par des bandes de sauvageons. Chétif, il ne se montre pas moins hargneux. “Je les chopais plus tard un par un sur le chemin de l’école, surgissant d’un endroit duquel ils ne pouvaient s’attendre.” Il déloge aujourd’hui les failles informatiques avec la même précision.
L’époque du lycée marque une rupture. À partir de 14 ans, il souffre de violentes crises d’épilepsie. On le diagnostique spasmophile, on met ça sur le compte de troubles psychotiques, on lui administre des traitements médicamenteux... il dévisse. Ses parents essaient l’homéopathie, l’envoient consulter des moines tibétains ou des médiums pour travailler son aura, sans succès. Placé en lycée spécialisé, le petit génie mal en point passe un BTS action commerciale qu’il rate deux fois, car il n’arrive plus à sortir de chez lui. Il s’enferme, se recroqueville, développe une forme d’agoraphobie.
Surnommé Wikipédia. Coincé chez lui, il dévore les livres et découvre les ordinateurs. Un premier Amstrad CPC 464, puis des Amiga. Passionné, il devient ingénieur informatique, travaillant jusqu’à l’épuisement. Est reconnu travailleur handicapé, à cause d’un syndrome de stress posttraumatique, qui lui occasionne des difficultés de déplacement. Plus tard, il partage sa vie avec une compagne instable, dont il met plus de dix ans à se détacher. “Elle était mal. Je ne pouvais pas me résoudre à la jeter dehors.”
Avec Laurence, 47 ans, sa nouvelle concubine, cet amateur de blues des années 20 à 60 et de rap des années 90 a trouvé un équilibre. Il l’ap-
Les autistes, architectes éclairés de notre futur connecté
pelle ma chérie. Elle le surnomme Wikipédia, car il a réponse à tout. “Christian ne manque pas de sentiments, confie-t-elle. Simplement, ils sont dirigés exclusivement vers certaines personnes. Il peut même avoir trop d’empathie.” C’est grâce à Laurence qu’il découvre par hasard son autisme. Il y a quatre ans, cette assistante sociale suit une formation en ligne via Skype sur le syndrome d’Asperger. Sur le canapé, Christian écoute les échanges et trouve que ce qui se dit lui ressemble vraiment. Il va consulter un médecin et le diagnostic tombe enfin. “Si je l’avais su au moment de notre rencontre, peut-être aurais-je eu peur d’entamer une relation, analyse Laurence. Mais ça n’a rien changé entre nous.” Si ce n’est qu’elle comprend maintenant pourquoi elle doit lui décoder les expressions de visage des personnages lorsqu’ils regardent ensemble un film à la télévision. Les Asperger n’arrivent pas à faire la différence entre des yeux rieurs et un regard noir. Une vraie torture pour eux, comme de se laisser prendre en photo.
Un autre regard. Malgré ce talon d’Achille, les autistes commencent aujourd’hui à relever la tête, voire à bomber le torse. Pour le Japonais Joichi Ito, directeur du MIT (Massachusetts Institute of Technology) Media Lab, ils contribuent à l’innovation, à l’art et à de nombreux éléments essentiels d’une société en bonne santé. “Ces enfants, autrefois ridiculisés et traités d’asociaux ou de bolos, deviennent les architectes de notre futur”, souligne Steve Silberman dans le Guardian. C’est d’ailleurs à ce journaliste scientifique que l’on doit le concept de neurodiversité célébrant l’arc-en-ciel de la cognition humaine. Selon lui, il n’existe pas une seule façon, disons neurotypique, de voir les choses mais toute une variété qu’il s’agit de respecter. Il date des années 90 le moment de bascule où les sociétés développées, notamment aux ÉtatsUnis, ont commencé à changer leur regard sur les personnes autistes. Vingt ans plus tard, certains de ces obsessionnels des chiffres veulent nous le rendre au centuple.
Connaissez-vous les chaînes de Markov ? Il s’agit de séquences mathématiques servant à créer des modèles statistiques utilisés en intelligence artificielle (IA). “Le développement des véhicules autonomes est aujourd’hui bloqué parce que personne ne comprend vraiment la logique floue des intelligences artificielles, explique Frédéric Vezon. Je suis persuadé qu’un autiste de haut niveau pourrait faire avancer ce savoir inconnu qui ne s’apprend pas dans les écoles.” Christian, lui, voit encore plus loin. Il se prépare déjà à son futur métier : psychologue pour IA. “D’ici dix à vingt ans, nous devrons dialoguer avec des machines qui, grâce à des processeurs quantiques, sauront dire ‘je’, soutient-il. Elles seront comme un enfant découvrant la vie, sauf qu’elles auront, grâce à leur puissance de calcul, une bombe nucléaire entre les mains.”
Et de s’imaginer intercesseur entre deux mondes. “Comme les autistes, les intelligences artificielles seront dotées d’un QI très élevé, mais d’un quotient émotionnel très faible. Nous pourrions donc être le lien entre elles et vous. Ce qui éviterait une catastrophe à la SkyNet, l’IA de Terminator qui échappe au contrôle de ses créateurs et tente d’exterminer les humains.” Christian songe aussi, à plus court terme, à détourner les technologies de minage dans le but de créer autre chose qu’une cryptomonnaie. Mais c’est une autre histoire sur laquelle, vous imaginez bien, il ne s’est pas étendu.
Lorsque ça turbine un peu trop dans sa tête, ce lecteur des comics Marvel première époque, période Stan Lee, prend le volant pour se relaxer.
“Quand je conduis, j’ai l’impression que la réalité se met à ma vitesse”, raconte-t-il. Les paysages défilent, le Barnum de la foule est loin, l’autoradio crache des sons plus harmonieux que les mots des humains. Le temps d’un trajet, il est serein. Enfin.
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