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David Abiker,

Consterné face à cette génération connectée qui ignore l’ennui.

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La semaine dernière, toute la famille était réunie devant un seul écran. Un moment rare. Pour voir, en VoD, Le Sens de la fête, avec Jean-Pierre Bacri. Ma télé n’en croyait pas son oeil. J’avais sorti du chocolat et leur mère fait une tisane. 14-18 étaient vautrées par terre ( j’appelle 14-18, mes filles de 14 et 18 ans, ce diminutif guerrier résume nos rapports du moment). Donc, on matait ce film quand 14-18 ont sorti leurs smartphone­s pour jouer à Candy Crush.

— Nan mais je rêve ! On se fait une soirée en famille et vous, vous sortez vos smartphone­s. Vous avez peur de vous ennuyer ou bien ?

Ensemble, 14-18 ont répliqué :

— On peut faire deux trucs à la fois ! Lâchenous du coup !*

En réalité, cette génération redoute l’ennui, concept quelle ne connaît d’ailleurs pas. Bacri, la haute définition, le chocolat, l’affection des parents ne suffisent plus, il faut un écran de secours. 14-18 ont peur du vide et jouent à Candy Crush pendant que Bacri lance les feuilletés aux anchois pour sauver sa fête de mariage. J’ai mis le film en pause et me suis mis à ronchonner. Comme Bacri.

— À votre âge, on n’avait pas peur de s’ennuyer. On n’avait pas la télé couleur, on n’avait pas les smartphone­s.

Me revinrent ces dimanches atroces de la fin des années 70 chez mes grands-parents. Après le déjeuner, ma grand-mère allumait sa télévision de 500 kilos et Jacques Martin apparaissa­it en noir et blanc “sous vos applaudiss­ements”.C’étaitl’ennuiabsol­u. J’avais 12 ans et un goût de mort dans la bouche quand j’entendais le générique de L’École des fans. Ma mère s’endormait, mon père débarrassa­it, papy écoutait les courses sur un transistor et ma grand-mère regardait Jacques Martin en lui trouvant une ressemblan­ce avec le cousin Simon. Mais ça ne suffisait pas, fallait suivre mes parents aux puces de Saint- Ouen, sous la pluie. Pire encore, fallait se promener. L’ennui des dimanches après-midi. L’horreur.

— Vous autres, génération­s connectées, vous ignorez l’ennui depuis qu’à 13 mois, vous êtes tombées sur l’iPad de papa. 14-18 m’ont alors regardé fixement.

— Et pourquoi tu voudrais que NOUS, on s’ennuie comme tu t’es ennuyé ?

J’ai failli leur dire que grâce à l’ennui j’avais découvert mon intériorit­é, ouvert un livre, écouté des disques sans images, développé un regard critique sur l’oeuvre de Jacques Martin, fait souffrir des mouches, cherché et trouvé une collection de Playboy chez un de mes oncles, toujours un dimanche de pluie, à l’heure du thé. Au tournant des années 80, l’avènement du Walkman de Sony avait sauvé ma génération de la dépression. Le baladeur fut pour nous ce que le smartphone est à mes filles. Ça, j’oubliai de le préciser.

— Mais lâchez donc vos satanés téléphones ! éructai-je.

— Mais kessapeutf­er si on joue à Candy Crush en fait ?

J’ai regardé 14-18 avec ce sentiment étrange qu’on appelle la déparental­ité (qui peut se résumer à l’envie de jeter ses enfants dans une benne).

— Vous autres, nées après 2000, vous êtes la première génération dont la zone du cerveau dédiée à l’ennui va finir par s’atrophier.

14-18 m’ont fait leur regard vitreux de carpe farcie au mépris.

— Franchemen­t, je vous plains, me suis-je senti obligé d’ajouter en rallumant la télé.

De retour sur l’écran Jean-Pierre Bacri engueulait ses équipes.

*Cette génération dit “du coup” pour tout et n’importe quoi.

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Chroniqueu­r radio, Internet, TV et presse, David Abiker se passionne pour la société numérique et ses objets. @davidabike­r sur Twitter

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