Liberté ou sécurité ?
Dans deux mois, nous fêterons l’un des événements les plus marquants de la Ve République. Il y a cinquante ans, étudiants et travailleurs réclamaient l’émancipation. Avec, en tête des doléances, le droit de dénoncer la violence de l’État et de critiquer la société de consommation. La France de Mai 1968 se battait pour sa liberté, celle de 2018 lutte pour sa sécurité. Évitons le danger, bannissons le risque, à commencer par celui de manquer. De temps et d’argent. C’est dans ce bain tiède que prolifère le consumérisme, la technologie servant de tranquillisant. On ne supporte plus de patienter ? Une appli mobile nous assure de tomber pile sur le prochain métro. Quand bien même seraitil bondé, hors de question d’attendre le suivant, annoncé en gare quarante secondes plus tard. On repousse tout autant l’idée de se tromper : un site Web s’engage à livrer, sous vingt-quatre heures, l’objet tant convoité, frais de retour offerts. On ne tolère plus l’imprévu. À moins de faire de réelles économies, l’empressement s’efface alors miraculeusement derrière les promesses d’enrichissement. Si Amazon garantit la vitesse de livraison, son pendant chinois, Alibaba, assure les prix les plus bas.
Ses clones aussi. Céder aux sirènes de ces champions du discount sera, à mesure de leur expansion, irrépressible. Ainsi, les Européens se trouveront pris en étau entre deux mastodontes, dont les Présidents changent, à leur guise, la Constitution pour être rééligible à vie (Xi Jinping), ou la fiscalité pour favoriser les classes privilégiées (Donald Trump).
Un milliard d’adeptes
“Prenez vos désirs pour la réalité”, lisait-on sur les murs des facs de Nanterre en 1968. Ce message est passé de mode, comme cet autre slogan, “soyez réalistes, demandez l’impossible”. En Chine, on concrétise les utopies. L’application Alipay promet à ses compatriotes en voyage d’acquérir un billet de train sans devoir poireauter au guichet de la SNCF ou avoir à baragouiner dans une langue étrangère. Plus fort encore, le réseau social WeChat, fort de son milliard d’adeptes, sert autant de banque que de couteau suisse : prise de rendez-vous chez le médecin, paiement des factures, mise en relation avec la police... Et le rêve de l’américain Facebook devient réalité : simplifier la vie en échange d’un contrôle total des usagers. Voilà le fantasme d’une génération d’entrepreneurs asiatiques ( lire p. 36), dingues de robotisation et d’intelligence artificielle. Tous voués indéfectiblement à la cause d’un Président omnipotent. D’ailleurs, sur WeChat, les groupes de discussion sont étroitement surveillés. Gare à ceux qui déstabilisent “la paix sociale” par des propos malvenus. C’est la garantie d’un aller simple au commissariat. Pour éviter les débordements et assurer la sérénité, des logiciels purgent les conversations
conflictuelles (Tibet, Tian’anmen…).
Des hérauts ordinaires
Joie de la mondialisation, ces “innovations sécurisantes” venues d’Asie séduiront au-delà de leurs frontières. Jusqu’à nous embringuer dans ces formules all inclusive (zéro tracas, zéro blabla…), auxquelles nous nous sommes déjà si bien habitués dans le tourisme. À moins de résister à la facilité pour conserver une certaine liberté. Comme source d’inspiration, c’est une chronique de hérauts ordinaires que l’on vous propose dans ce numéro (lire p. 28). Nos caissières de supermarchés, parfois mal embouchées, souvent mal considérées, résistent à une autre forme de sécurité réclamée par la société. Celle de la productivité à tous crins : en caisse, il faut que ça débite. Les assauts des chantres de l’automatisation – et nos incivilités – ne laissent que peu de répit à ces résistantes du quotidien. Mais elles ne capitulent pas. Au contraire, elles offrent l’un des derniers liens humains. Et la possibilité, pour beaucoup d’entre nous, de partager, au moins une fois par jour, quelques mots, autrement que par l’entremise de machines. Pour combien de temps encore ? À la Sorbonne, au printemps 68, on proclamait : “Nous ne voulons pas d’un monde où la certitude de ne pas mourir de faim s’échange contre le risque de mourir d’ennui.” A-t-on tellement évolué ? ■