Linky : la tension monte, la résistance s’organise
Comme si de rien n’était, Enedis poursuit le déploiement de ses compteurs électriques communicants... et défaillants. Entre la filiale d’EDF et les Français, la grogne enfle.
La polémique autour des compteurs électriques communicants… et défaillants enfle de jour en jour. Chronique d’un scandale national.
Le soir du 20 février, Geoffrey travaillait tranquillement chez lui, sur son ordinateur, lorsqu’il a senti une étrange odeur de brûlé qui venait du sous-sol. “En arrivant dans ma cave, j’ai vu de la fumée”, racontait récemment ce père de famille deChâteauneuf-les-Martigues, près de Marignane (Bouches-du-Rhône), au micro de France Bleu Provence. Elle provenait du boîtier Linky, le nouveau compteur électrique qu’on venait tout juste de lui installer. “Il était en train de cramer. J’ai appelé les pompiers, mais le feu s’est rapidement propagé et mon rez-de-chaussée a brûlé. Tout est recouvert de suie, on a tout perdu”, se désolait-il. Relogé en catastrophe avec sa famille, il n’a aucun doute sur l’origine du sinistre : “Je ne sais pas si c’est dû à un défaut de branchement ou de composant électronique, mais je suis sûr que cela vient de Linky.”
Hélas, ce n’est ni la première fois ni, sans doute, la dernière qu’on entend parler des méfaits de ce satané boîtier vert fluo. Depuis que son déploiement a démarré, en 2015, les protestations n’ont jamais cessé. Selon les statistiques recensées sur le site de la Plate-forme opérationnelle antiLinky (Poal), 450 communes auraient même été jusqu’à refuser son installation sur leur territoire. Et il n’est pas facile de faire marche arrière. Car en face, Enedis, l’ex-ERDF, en charge de 95 % du réseau de distribution d’électricité en France, fait le forcing. Il en a déjà imposé neuf millions en lieu et place de nos bons vieux compteurs bleus et blancs, et prévoit d’en déployer 30 millions supplémentaires pour couvrir tout le territoire d’ici à 2025. La décision de remplacer les modèles traditionnels s’appuie sur une loi de 2005 qui oblige la filiale d’EDF à concevoir un produit hightech, répondant à un cahier des charges précis. Selon ces contraintes, le nouvel appareil doit favoriser la concurrence ainsi que les écono-
mies d’énergie. L’idée étant d’autoriser les différents fournisseurs à proposer des tarifs de fourniture variables en fonction des saisons ou des moments de la journée. Tout en incitant les Français à réduire leur consommation. En effet, Linky est censé enregistrer la consommation de chaque foyer au quart d’heure près pour la communiquer à distance à Enedis. Sur le papier, ce projet semblait donc correspondre avec l’intérêt général. Mais sur le terrain, son déploiement tourne au vinaigre. “Un vrai gâchis !”, résume Nicolas Mouchnino, en charge de ce brûlant dossier au sein de l’association de consommateurs UFC-Que Choisir.
De curieux phénomènes. Linky accumule les ratés. Si les incendies consécutifs à sa mise en place restent, fort heureusement, exceptionnels, les pannes électriques qu’il provoque sont beaucoup plus fréquentes. Selon un récent sondage d’UFC-Que Choisir, un quart des foyers équipés souffrent d’au moins un dysfonctionnement. “Depuis que le nouveau compteur a été posé chez nous, nos volets roulants s’ouvrent et se ferment tout seuls. Je ne pense pourtant pas que ma maison soit hantée…”, témoigne ironiquement une victime. “Mon congélateur, qui marchait parfaitement, est tombé en panne après le remplacement de l’ancien boîtier. Sa réparation m’a coûté 306 euros”, raconte une autre. “Des gens se plaignent d’une baisse de débit sur leur box Internet, de téléviseurs qui s’allument à l’improviste, ou de volets roulants qui grillent”, confirme Alain Correa, chef de file du collectif Stop-Linky, à Rouen. Enedis se défend en avançant un taux de réclamations ridicule- ment faible de 0,7 %. Tout en admettant qu’il lui arrive de rembourser certains appareils tombés en rade chez ses clients, les lampes tactiles par exemple. Ce qui atteste donc de sa responsabilité, tout en accréditant la thèse que ces couacs n’ont rien d’exceptionnels… Car on ne peut pas dire qu’Enedis se montre pointilleux quant à la qualité des installations, sous-traitées à des PME locales. Pour atteindre ses objectifs de déploiement d’ici à 2025, le géant français table sur l’installation de 28 000 nouveaux compteurs chaque jour. L’entreprise publique préfère donc former ses sous-traitants à regarder leur montre. La règle d’or ? Ne pas consacrer plus de trente minutes par compteur. “Il nous arrive de remplacer le mauvais boîtier dans les immeubles, tellement on doit aller vite”, témoigne un sous-traitant anonyme.
Enedis n’est pas non plus intransigeant sur la formation de ses installateurs. La pose des nouveaux compteurs exige un certain niveau d’expertise et de compétences. D’ailleurs, sur son site, la filiale d’EDF exige que le personnel concerné possède l’équivalent d’un bac pro d’électricité et comptage, mais ferme les yeux lorsque les prestataires recrutent dès le niveau CAP.
“Débutants acceptés”, précise même cette offre d’embauche concernant un poseur de compteurs Linky, publiée sur le site de Pôle emploi fin février, dans la région de Soissons (Hauts-de-France). Certes, une
formation spécifique est dispensée aux nouvelles recrues pendant trois jours. Mais apparemment, elle n’inculque pas tout le b-a.ba du métier, et oublie d’enseigner la courtoisie la plus élémentaire. Beaucoup de techniciens n’annoncent même pas leur passage quand les boîtiers se situent hors du logement. Au risque de griller les vieux appareils que les résidents n’ont pas pu débrancher avant la coupure générale.
Question économie d’énergie, Linky ne tient pas plus ses promesses. La maîtrise des dépenses des foyers était pourtant censée justifier à elle seule le remplacement des vieux équipements. Las, dans les faits, moins de 3 % des foyers qui ont fait la bascule ont activé leur espace client sur le Net, opération indispensable pour consulter leur historique de consommation, et faire la chasse au gaspi. Et s’ils le font, ils ne sont pas au bout de leurs peines, puisque les courbes s’y affichent uniquement en kilowattheures. Quant aux prétendus relevés de consommation en temps réel, ils ne sont disponibles qu’à J+1, soit le lendemain. “Il aurait été plus simple de laisser les utilisateurs superposer eux-mêmes les données de consommation et de facturation via une application. Mais Enedis et les fournisseurs ne sont pas encore tombés d’accord sur un standard de données”, déplore Nicolas Mouchnino.
Un espion à la maison.
La collecte par Linky des informations de consommation fait planer une autre menace. Celle de voir nos petites habitudes trahies par nos relevés, susceptibles d’en dire long sur nos heures de coucher, la composition de notre foyer et nos éventuelles absences au domicile. “Le fait que ces données existent les rend piratables”, prévient Alain Correa. Des cambrioleurs hackers pourraient en profiter pour s’introduire chez nous au moment le plus opportun. Et comme il est possible de mettre ce compteur communicant hors service à distance, pourquoi des petits malins n’y propageraient-ils pas un virus afin qu’il tombe en carafe en plein hiver ?
À ce jour, Enedis reste donc le seul bénéficiaire de cette innovation. Ce que la Cour des comptes déplore dans un récent rapport. “Le dispositif est coûteux pour le consommateur, mais avantageux pour Enedis”, résument les magistrats du palais Cambon. Certes l’entreprise publique a investi 5,4 milliards d’euros dans ces boîtiers, mais il ne s’agit que d’une avance… qui sera remboursée par ses clients. Dès 2021, au nom du Tarif d’utilisation des réseaux publics d’électricité (Turpe), ceux-ci s’acquitteront en effet d’une taxe supplémentaire, qui représentera 27 % de leur facture. Bonjour les économies… Au final, l’opération dégagera une marge de plus de 500 millions d’euros, empochée par… Enedis. Joli coup. “Les cinq milliards d’euros avancés étant un manque à gagner, il semble normal de rémunérer cet investissement, d’autant que les risques industriels sont énormes”, objecte Bernard Lassus, directeur du programme Linky à la filiale d’EDF. Tout le monde ne partage pas cet avis. Décidé à poursuivre la croisade, UFC-Que Choisir vient de lancer une pétition qui invite les Français à refuser de payer pour Linky. Il y a, comme qui dirait, de l’électricité dans l’air… ■
L’OPÉRATION S’AVÈRE SURTOUT RENTABLE POUR ENEDIS