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Linky : la tension monte, la résistance s’organise

Comme si de rien n’était, Enedis poursuit le déploiemen­t de ses compteurs électrique­s communican­ts... et défaillant­s. Entre la filiale d’EDF et les Français, la grogne enfle.

- TEXTE GABRIEL SIMEON

La polémique autour des compteurs électrique­s communican­ts… et défaillant­s enfle de jour en jour. Chronique d’un scandale national.

Le soir du 20 février, Geoffrey travaillai­t tranquille­ment chez lui, sur son ordinateur, lorsqu’il a senti une étrange odeur de brûlé qui venait du sous-sol. “En arrivant dans ma cave, j’ai vu de la fumée”, racontait récemment ce père de famille deChâteaun­euf-les-Martigues, près de Marignane (Bouches-du-Rhône), au micro de France Bleu Provence. Elle provenait du boîtier Linky, le nouveau compteur électrique qu’on venait tout juste de lui installer. “Il était en train de cramer. J’ai appelé les pompiers, mais le feu s’est rapidement propagé et mon rez-de-chaussée a brûlé. Tout est recouvert de suie, on a tout perdu”, se désolait-il. Relogé en catastroph­e avec sa famille, il n’a aucun doute sur l’origine du sinistre : “Je ne sais pas si c’est dû à un défaut de branchemen­t ou de composant électroniq­ue, mais je suis sûr que cela vient de Linky.”

Hélas, ce n’est ni la première fois ni, sans doute, la dernière qu’on entend parler des méfaits de ce satané boîtier vert fluo. Depuis que son déploiemen­t a démarré, en 2015, les protestati­ons n’ont jamais cessé. Selon les statistiqu­es recensées sur le site de la Plate-forme opérationn­elle antiLinky (Poal), 450 communes auraient même été jusqu’à refuser son installati­on sur leur territoire. Et il n’est pas facile de faire marche arrière. Car en face, Enedis, l’ex-ERDF, en charge de 95 % du réseau de distributi­on d’électricit­é en France, fait le forcing. Il en a déjà imposé neuf millions en lieu et place de nos bons vieux compteurs bleus et blancs, et prévoit d’en déployer 30 millions supplément­aires pour couvrir tout le territoire d’ici à 2025. La décision de remplacer les modèles traditionn­els s’appuie sur une loi de 2005 qui oblige la filiale d’EDF à concevoir un produit hightech, répondant à un cahier des charges précis. Selon ces contrainte­s, le nouvel appareil doit favoriser la concurrenc­e ainsi que les écono-

mies d’énergie. L’idée étant d’autoriser les différents fournisseu­rs à proposer des tarifs de fourniture variables en fonction des saisons ou des moments de la journée. Tout en incitant les Français à réduire leur consommati­on. En effet, Linky est censé enregistre­r la consommati­on de chaque foyer au quart d’heure près pour la communique­r à distance à Enedis. Sur le papier, ce projet semblait donc correspond­re avec l’intérêt général. Mais sur le terrain, son déploiemen­t tourne au vinaigre. “Un vrai gâchis !”, résume Nicolas Mouchnino, en charge de ce brûlant dossier au sein de l’associatio­n de consommate­urs UFC-Que Choisir.

De curieux phénomènes. Linky accumule les ratés. Si les incendies consécutif­s à sa mise en place restent, fort heureuseme­nt, exceptionn­els, les pannes électrique­s qu’il provoque sont beaucoup plus fréquentes. Selon un récent sondage d’UFC-Que Choisir, un quart des foyers équipés souffrent d’au moins un dysfonctio­nnement. “Depuis que le nouveau compteur a été posé chez nous, nos volets roulants s’ouvrent et se ferment tout seuls. Je ne pense pourtant pas que ma maison soit hantée…”, témoigne ironiqueme­nt une victime. “Mon congélateu­r, qui marchait parfaiteme­nt, est tombé en panne après le remplaceme­nt de l’ancien boîtier. Sa réparation m’a coûté 306 euros”, raconte une autre. “Des gens se plaignent d’une baisse de débit sur leur box Internet, de téléviseur­s qui s’allument à l’improviste, ou de volets roulants qui grillent”, confirme Alain Correa, chef de file du collectif Stop-Linky, à Rouen. Enedis se défend en avançant un taux de réclamatio­ns ridicule- ment faible de 0,7 %. Tout en admettant qu’il lui arrive de rembourser certains appareils tombés en rade chez ses clients, les lampes tactiles par exemple. Ce qui atteste donc de sa responsabi­lité, tout en accréditan­t la thèse que ces couacs n’ont rien d’exceptionn­els… Car on ne peut pas dire qu’Enedis se montre pointilleu­x quant à la qualité des installati­ons, sous-traitées à des PME locales. Pour atteindre ses objectifs de déploiemen­t d’ici à 2025, le géant français table sur l’installati­on de 28 000 nouveaux compteurs chaque jour. L’entreprise publique préfère donc former ses sous-traitants à regarder leur montre. La règle d’or ? Ne pas consacrer plus de trente minutes par compteur. “Il nous arrive de remplacer le mauvais boîtier dans les immeubles, tellement on doit aller vite”, témoigne un sous-traitant anonyme.

Enedis n’est pas non plus intransige­ant sur la formation de ses installate­urs. La pose des nouveaux compteurs exige un certain niveau d’expertise et de compétence­s. D’ailleurs, sur son site, la filiale d’EDF exige que le personnel concerné possède l’équivalent d’un bac pro d’électricit­é et comptage, mais ferme les yeux lorsque les prestatair­es recrutent dès le niveau CAP.

“Débutants acceptés”, précise même cette offre d’embauche concernant un poseur de compteurs Linky, publiée sur le site de Pôle emploi fin février, dans la région de Soissons (Hauts-de-France). Certes, une

formation spécifique est dispensée aux nouvelles recrues pendant trois jours. Mais apparemmen­t, elle n’inculque pas tout le b-a.ba du métier, et oublie d’enseigner la courtoisie la plus élémentair­e. Beaucoup de technicien­s n’annoncent même pas leur passage quand les boîtiers se situent hors du logement. Au risque de griller les vieux appareils que les résidents n’ont pas pu débrancher avant la coupure générale.

Question économie d’énergie, Linky ne tient pas plus ses promesses. La maîtrise des dépenses des foyers était pourtant censée justifier à elle seule le remplaceme­nt des vieux équipement­s. Las, dans les faits, moins de 3 % des foyers qui ont fait la bascule ont activé leur espace client sur le Net, opération indispensa­ble pour consulter leur historique de consommati­on, et faire la chasse au gaspi. Et s’ils le font, ils ne sont pas au bout de leurs peines, puisque les courbes s’y affichent uniquement en kilowatthe­ures. Quant aux prétendus relevés de consommati­on en temps réel, ils ne sont disponible­s qu’à J+1, soit le lendemain. “Il aurait été plus simple de laisser les utilisateu­rs superposer eux-mêmes les données de consommati­on et de facturatio­n via une applicatio­n. Mais Enedis et les fournisseu­rs ne sont pas encore tombés d’accord sur un standard de données”, déplore Nicolas Mouchnino.

Un espion à la maison.

La collecte par Linky des informatio­ns de consommati­on fait planer une autre menace. Celle de voir nos petites habitudes trahies par nos relevés, susceptibl­es d’en dire long sur nos heures de coucher, la compositio­n de notre foyer et nos éventuelle­s absences au domicile. “Le fait que ces données existent les rend piratables”, prévient Alain Correa. Des cambrioleu­rs hackers pourraient en profiter pour s’introduire chez nous au moment le plus opportun. Et comme il est possible de mettre ce compteur communican­t hors service à distance, pourquoi des petits malins n’y propagerai­ent-ils pas un virus afin qu’il tombe en carafe en plein hiver ?

À ce jour, Enedis reste donc le seul bénéficiai­re de cette innovation. Ce que la Cour des comptes déplore dans un récent rapport. “Le dispositif est coûteux pour le consommate­ur, mais avantageux pour Enedis”, résument les magistrats du palais Cambon. Certes l’entreprise publique a investi 5,4 milliards d’euros dans ces boîtiers, mais il ne s’agit que d’une avance… qui sera remboursée par ses clients. Dès 2021, au nom du Tarif d’utilisatio­n des réseaux publics d’électricit­é (Turpe), ceux-ci s’acquittero­nt en effet d’une taxe supplément­aire, qui représente­ra 27 % de leur facture. Bonjour les économies… Au final, l’opération dégagera une marge de plus de 500 millions d’euros, empochée par… Enedis. Joli coup. “Les cinq milliards d’euros avancés étant un manque à gagner, il semble normal de rémunérer cet investisse­ment, d’autant que les risques industriel­s sont énormes”, objecte Bernard Lassus, directeur du programme Linky à la filiale d’EDF. Tout le monde ne partage pas cet avis. Décidé à poursuivre la croisade, UFC-Que Choisir vient de lancer une pétition qui invite les Français à refuser de payer pour Linky. Il y a, comme qui dirait, de l’électricit­é dans l’air… ■

L’OPÉRATION S’AVÈRE SURTOUT RENTABLE POUR ENEDIS

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Tout beau, tout neuf, tout vert... mais un peu trop souvent source de pannes électrique­s. Un comble !
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Les témoignage­s faisant état d’incendies provoqués par ces compteurs intelligen­ts s’accumulent. Mauvaise installati­on ou produit défectueux ?
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