David Abiker, sa fille et la majorité numérique.
— Ma chérie, j’aimerais une audience. J’ai une mauvaise nouvelle à t’annoncer.
C’est en ces termes respectueux que je m’adresse à la cadette, occupée sur son smartphone. Depuis qu’ont débuté les célébrations de Mai 68, je mets un point d’honneur à m’adresser aux jeunes avec un respect immense. Car une société qui ne respecte pas ses jeunes est une société qui oublie son passé soixante-huitard.
— Plaît-il ? me lance-t-elle, distraite, indifférente à la parole de celui qui paie son forfait illimité.
Il faudra, un jour, qu’on parle de la libération de la parole du bon père de famille, mais il est trop tôt. Je m’approche, gêné aux entournures. Peur de la contrarier. À Noël, à la montagne, il n’y avait pas de Wifi ; elle a simulé un malaise dans un restaurant d’altitude. Et la dernière fois que je l’ai privée de connexion, elle a créé le hashtag #Balancetonpère. Avec elle, je marche sur des oeufs.
— Ma chérie, c’est important. — Vous divorcez ?
— Euh ! non.
— Ben quoi ? Dépêche, je suis bizi (occupée).
— Ma chérie, l’Assemblée nationale examine un projet de loi sur la protection des données personnelles et la majorité numérique. — Ouais, et alors ? Accouche, steplé.
Je redoute un conflit de générations. Sur les sujets d’autorité digitale, ma relation avec mes filles (lire n° 882, p. 98) est un Munich permanent, une bérézina 2.0.
— Ma chérie, nos représentants vont décider d’une majorité numérique. — Une quoi ?
— Une majorité numérique. — Attends, je réponds à un message.
Ce que je m’apprête à lui annoncer va sans doute l’assommer. Elle devra faire un travail de deuil avant de se reconstruire. Ce que j’ai lu sur le site de Public Sénat va provoquer dans sa vie connectée un cataclysme, à côté duquel Mai 68 est une péripétie.
— Ma chérie, il est probable que d’ici à quelques semaines, tu deviennes une mineure numérique. Voilà, je te dis tout : “Selon le texte voté par l’Assemblée nationale, un ‘mineur peut consentir seul à un traitement de données à caractère personnel’ à partir de 15 ans. Une fois cet âge atteint, un adolescent pourra, par exemple, s’inscrire librement sur les réseaux sociaux qui collectent de nombreuses données personnelles. Les sénateurs ont fixé, en commission, cet âge à 16 ans, le droit européen donnant une latitude aux États membres, pour une majorité numérique entre 13 et 16 ans.” Tu comprends ? — Papa, je peux finir ma partie de Candy Crush ?
— Ma chérie, tu vas devenir mineure au plan numérique.
— TKT (t’inquiète).
— C’est terrible. Tu as 14 ans. Si le Sénat a le dernier mot, tu vas devoir attendre tes 16 ans pour aller sur les réseaux sociaux sans accord parental.
— LOL, cette assemblée de retraités ! — C’est pas LOL, c’est la loi chérie. Elle te donne une autonomie progressive sur Internet et tu pourras ainsi utiliser ton mobile, tes applis et Schnaps de façon durable, sécurisée et responsable. — Snapchat papa, pas Schnaps.
Et de se tourner vers moi, son regard délavé, d’une maturité que je ne lui connais pas. Il est teinté aussi de ce mépris qui s’allume chaque fois que je tente un duel perdu d’avance sur ses droits et devoirs envers la société de l’information.
— Papa, ta génération me déçoit. Non seulement elle est à genoux devant Bruxelles et sa technocratie dont elle transcrit servilement en droit français une directive liberticide de 2016, mais aussi, au prétexte de protéger mes données perso, elle instaure une majorité numérique dont tu voudrais qu’elle ait un effet rétroactif en me privant de la liberté que j’ai conquise de haute lutte dès 11 ans. Pardon papa, mais LOL, vraiment. Maintenant, laisse-moi et va regarder ta télévision.
Je me retire, interdit, devant mon Matchline Philips de 1987 (une merveille vintage avec son tube cathodique de 35 kilos), un achat de mon père qu’il m’a transmis à sa mort. Sur BFM TV, Cohn-Bendit évoque l’héritage de Mai 68 et la révolution des rapports parents-enfants. ■