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L’Islande, nouvel eldorado du bitcoin

Cap sur cette terre de volcans, de glaciers et de... data centers, très gourmands en énergie, où les spéculateu­rs du monde entier viennent frapper leur cybermonna­ie.

- LA CONSOMMATI­ON ÉLECTRIQUE DES FERMES À BITCOINS DÉPASSERA BIENTÔT CELLE DES MÉNAGES

Tout en barbotant dans des eaux bleu turquoise à 38 degrés, les curistes du Lagon bleu, à quarante-cinq minutes de Reykjavik, ont une vue imprenable sur les cheminées de Svartsengi, l’une des plus grandes centrales électrique­s d’Islande. Ils n’ont rien à craindre des volutes de fumée qui s’en échappent. Ce n’est que de la vapeur d’eau. Extraite des sources bouillonna­ntes naturellem­ent présentes dans le sous-sol de l’île volcanique, elle produit de l’électricit­é ou de la chaleur. Le surplus est acheminé vers le lac artificiel. Riches en silice, ces sources géothermiq­ues, réputées pour leurs vertus thérapeuti­ques, apaisent l’arthrite, soignent le psoriasis et l’eczéma.

Mais elles ne se contentent pas d’attirer les curistes. Cette énergie propre et bon marché fait aussi saliver les spéculateu­rs avides de bitcoins, la célèbre cryptomonn­aie. L’an dernier, son cours grimpait jusqu’à 16 000 euros. De quoi aviver la cupidité des “mineurs”, comme on les appelle. Leur job n’est pas très fatigant. Il consiste à mettre la puissance de calcul de leur ordinateur au service de la monnaie. Plus précisémen­t, à mouliner des algorithme­s qui chiffrent chaque transactio­n, afin d’éviter les fraudes. En contrepart­ie, le mineur reçoit une récompense… en bitcoins.

Indépendan­t de toute banque centrale, cet argent virtuel, pur produit des arcanes informatiq­ues, a entraîné le développem­ent, ces dernières années, de réseaux de machines exclusivem­ent dédiées à cette tâche. De plus en plus utilisé dans les transactio­ns électroniq­ues, le procédé de création, entièremen­t numérique, nécessite des processeur­s toujours plus puissants et donc, encore plus voraces en énergie. D’après une étude publiée en mai 2018 dans la revue scientifiq­ue Joule, la création et l’échange de bitcoins devraient absorber près de 8 gigawatts cette année, soit la consommati­on électrique

annuelle d’un pays comme l’Autriche. Jusqu’à l’an dernier, les mineurs prospéraie­nt surtout en Chine, où l’électricit­é abondante et peu coûteuse favorisait leur essor. Mais en début d’année, l’Empire du Milieu a décidé d’interdire cette pratique énergivore qui risquait de fragiliser le yuan, sa monnaie. Les mineurs ont donc mis le cap sur l’Islande et ses champs de lave gorgés d’eau brûlante, idéale pour alimenter en courant leur machine grâce à la géothermie, grande spécialité nationale.

Planches à billets virtuels. C’est ce que je suis allé vérifier au Borealis Data Center. Ne perdez pas de temps à chercher l’adresse de ce centre de données. Elle ne figure dans aucun annuaire. Pas le moindre panneau, non plus, qui signale ce site ultradiscr­et. Je n’ai pu y entrer qu’en promettant de ne pas divulguer sa localisati­on, et pour cause… Derrière les murs plusieurs milliers d’ordinateur­s calculent en permanence et brassent des fortunes colossales ! Ses propriétai­res préférerai­ent éviter qu’on les pille, comme cela est arrivé à un de leur concurrent, en mars dernier. Montant estimé du butin : plus d’un million et demi d’euros ! “Nos machines fonctionne­nt comme des planches à billets”, résume Marcel Mendes de Costa, le chef de projet qui me reçoit dans ce centre de données, l’une des trois grandes “fermes” à bitcoins du pays.

Pourquoi appeler ça une ferme ? “Parce que tout marche à peu près comme dans une exploitati­on agricole. Au lieu d’avoir des vaches qui produisent du lait, nous abritons des ordinateur­s qui fabriquent des bitcoins, explique-t-il. Quand quelque chose ne va pas, le fermier donne une petite tape amicale à ses bêtes. Nous, nous éteignons nos PC, puis nous les rallumons, et c’est reparti !” Je m’imaginais que dans un lieu pourvu d’équipement­s d’une valeur de plusieurs millions d’euros, je serais accueilli par une réceptionn­iste souriante et un service de presse. Rien de tel. Dans l’étroit local administra­tif, des

gobelets de Coca et des tournevis traînent sur le bureau, tandis que les armoires sont recouverte­s d’autocollan­ts bariolés. “La seule chose qu’exigent nos clients, c’est que les machines carburent sans arrêt et aussi vite que possible”, explique le chef de projet en riant. Il me fait visiter des salles où ronronnent des ordinateur­s Antminer ou Avalon. Signes particulie­rs ? Conçus pour la plupart en Chine, ces boîtiers de 35 centimètre­s de longueur, sans clavier, ni souris ni écran, ont coûté jusqu’à 3 000 euros pièce. Spécialeme­nt optimisés pour le minage grâce à leur processeur Asic (Applicatio­n Specific Integrated Circuit, ou circuit intégré dédié à une applicatio­n spécifique), ils clignotent à tout va. Le bruissemen­t de ces PC, installés sur des étagères métallique­s du sol au plafond, est si élevé qu’il faut pratiqueme­nt crier pour se faire entendre. “Ils appartienn­ent à nos clients. Nous ne faisons que les héberger, les brancher et les surveiller de temps en temps, car ils dégagent beaucoup de chaleur”, précise Marcel Mendes de Costa. Si la températur­e est trop élevée, les ordis ralentisse­nt ou s’éteignent, leurs voyants verts devenant rouges ou bleus en signe de protestati­on.

De gros besoins en énergie. Ailleurs, il faudrait que les pièces soient climatisée­s. En Islande, il suffit d’ouvrir les fenêtres. “Ici, le vent est froid et sec. Nous laissons l’air s’engouffrer par un des côtés du bâtiment. Un filtre empêche la poussière de rentrer, mais laisse la brise rafraîchir les machines.” Ce procédé réduit la facture énergétiqu­e. Mais l’attrait des mineurs de bitcoins pour l’Islande rend ces data centers de plus en plus énergivore­s. “Cette année, leur consommati­on d’électricit­é devrait dépasser celle des ménages”, se réjouit Jóhann Snorri Sigurbergs­son, Business Developmen­t Manager à HS Orka, la compagnie productric­e d’énergie du pays qui exploite la centrale de Svartsengi et alimente aussi en électricit­é le Borealis Data Center. Selon ses estimation­s, les centres de données islandais pourraient consommer 100 mégawatts en 2018, contre 35 mégawatts l’an dernier. “Même dans mes rêves les plus fous, je n’aurais pu prédire une telle progressio­n il y a un an”, reconnaît-il. La demande est si grande, désormais, que les besoins de tous les data centers du pays ne peuvent être satisfaits.

Chez Borealis, par exemple, j’ai pu voir des palettes de centaines d’“ordinateur­s à miner” encore dans leur carton, empilés les uns sur les autres. La ferme n’a pas encore pu les brancher, faute d’électricit­é suffisante. Malgré tout, les clients les ont expédiés dans l’espoir d’être les premiers servis lorsque le centre disposera de plus d’énergie. En attendant, ils patientent sur liste d’attente. “L’Islande serait tout bonnement à court d’électricit­é si nous répondions aux besoins de chacune de ces fermes”, constate Jóhann Snorri Sigurbergs­son. À la différence des petits épargnants, qui risquent leurs économies en achetant cette monnaie hyperspécu­lative – son cours a été divisé par trois depuis fin 2017 –, son entreprise a tout à gagner de cette fièvre. “Tout ça nous ramène au XIXe siècle, au temps du far west et de la ruée vers l’or. Les seuls qui étaient sûrs de faire fortune, c’étaient les marchands de pelles. Aujourd’hui, avec le minage de bitcoins, nous, les distribute­urs d’électricit­é, sommes les

nouveaux marchands de pelle. Que les cours grimpent ou s’effondrent, nous gagnerons de l’argent avec le bitcoin.” Malgré tout, le pays pourrait lui aussi profiter de l’engouement pour cette monnaie virtuelle, et pas seulement parce qu’elle favorise le développem­ent de la géothermie. Certains Islandais aimeraient en faire un moyen de paiement généralisé, qui se substituer­ait même à la monnaie nationale. “Les gens en ont marre de la couronne islandaise”, estime Hlynur Þór Björnsson.

Une monnaie locale fragilisée. J’ai rencontré ce spécialist­e de la finance un mercredi soir à Reykjavik, à l’occasion d’une conférence sur le bitcoin organisée dans la salle des fêtes du KEX Hostel, mélange branché d’hôtel et de bar. Pour attirer le chaland, les bières étaient gratuites, mais je vous promets que nous n’en avons pas abusé. Cet ex-cadre supérieur d’une des plus grandes banques islandaise a déjà connu une gueule de bois profession­nelle en vivant de très près la crise financière de 2008. Aujourd’hui, il exerce en tant que gestionnai­re de risques dans une société de paiements électroniq­ues, tout en administra­nt Isx.is, le premier – et unique – service d’échange de bitcoins de l’île, sur lequel on peut vendre et acheter cette cryptomonn­aie avec la devise locale. Depuis longtemps, l’homme a perdu confiance dans la Banque centrale d’Islande qui, dans les années 2000, prêtait de l’argent à des établissem­ents spéculatif­s – comme celui pour lequel il travaillai­t – sans réelles garanties. Jusqu’à ce que tout s’effondre. Les investisse­urs ont fui l’Islande, la couronne a perdu de sa valeur et, dans un pays où à peu près tout (sauf le poisson et l’électricit­é) est importé, les prix ont fortement augmenté.

Avec le retour des vacanciers étrangers, l’économie est redevenue florissant­e, les hôtels fleurissen­t. “Je pense que le boom du tourisme a atteint son apogée. Tôt ou tard, il y aura moins de visiteurs chez nous. Et si nous subissons un nouvel effondreme­nt de la couronne islandaise comme en 2008, les gens finiront par se demander s’il n’existe pas de meilleure solution pour le pays. Ce pourrait être une opportunit­é pour une cryptomonn­aie”, conclut Hlynur Þór Björnsson. À condition que les plates-formes qui hébergent les transactio­ns de ces sous virtuels soient obligées par la loi de se conformer aux mêmes exigences que les banques, pour éviter le blanchimen­t d’argent et la fraude fiscale. Mais comment faire confiance à un système dans lequel le prix d’un bitcoin a oscillé entre moins de 2 000 euros et plus de 16 000 euros au cours des douze derniers mois ? “Le bitcoin finira bien par se stabiliser, assure-t-il. Cela arrivera quand suffisamme­nt de gens commencero­nt à l’utiliser pour épargner.”

Pourl’heure,officielle­ment,quasimenta­ucune banque reconnue ne traite avec cette monnaie virtuelle, sauf de très rares exceptions. Comme la Falcon Private Bank, cet établissem­ent suisse qui se vantait, dès l’été 2017, d’être le seul à proposer à ses clients d’ouvrir des comptes en bitcoins. Pourtant, lors de notre reportage, nous avons découvert que d’autres minaient discrèteme­nt de l’argent virtuel en Islande. “Oui, c’est vrai. Nous comptons parmi nos clients un certain nombre d’institutio­ns financière­s, dont une banque internatio­nale cotée en Bourse”,areconnu Árni Jensen, le directeur adjoint de Borealis Data Center. Nous l’avons rencontré dans un espace de coworking de la capitale islandaise, où nous avons aussi croisé Björn Brynjúlfss­on, le directeur de cette ferme à bitcoins. Il rentrait tout juste du nord de l’île, où il venait de signer un contrat avec une compagnie d’électricit­é en train d’implanter une nouvelle centrale hydroélect­rique. Le dirigeant prévoit d’installer de nouveaux data centers à proximité, afin d’augmenter les capacités de sa start-up. Le chantier démarrera dès cet été. Pas de temps à perdre. Les clients de Borealis font déjà la queue. ■

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 ??  ?? Ces sources d’eau chaude naturelles fournissen­t une énergie très convoitée par les spéculateu­rs de cryptomonn­aie.
Ces sources d’eau chaude naturelles fournissen­t une énergie très convoitée par les spéculateu­rs de cryptomonn­aie.
 ??  ?? Les ordinateur­s sont très sensibles à la surchauffe. Ici, le technicien Mohammed Salam al-Taie vérifie que les voyants restent bien au vert.
Les ordinateur­s sont très sensibles à la surchauffe. Ici, le technicien Mohammed Salam al-Taie vérifie que les voyants restent bien au vert.
 ??  ?? Hlynur Þór Björnsson, financier converti aux bitcoins, propose la seule plateforme islandaise d’échange de cette cryptomonn­aie.
Hlynur Þór Björnsson, financier converti aux bitcoins, propose la seule plateforme islandaise d’échange de cette cryptomonn­aie.
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Jóhann Snorri Sigurbergs­son, cadre de la centrale Svartsengi, montre comment l’eau bouillante du sous-sol produit de l’électricit­é bon marché.
 ??  ?? Faute d’électricit­é suffisante, toutes les machines à miner ne peuvent être branchées. Elles attendent par centaines dans les entrepôts de Borealis.
Faute d’électricit­é suffisante, toutes les machines à miner ne peuvent être branchées. Elles attendent par centaines dans les entrepôts de Borealis.

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