La rançon de la peur.
Au début, on ne comprend pas bien pourquoi un mot s’invite dans toutes les conversations. Subitement, et apparemment sans concertation, à la radio comme sur les forums Internet, tout le monde en abuse. Du jour au lendemain, “résilience” s’est ainsi ajouté au dictionnaire usuel des Français. Un de plus sur les quelque 3 500 termes d’usage courant. La majorité d’entre nous n’a pas lu l’ouvrage de Boris Cyrulnik(1) consacré au sujet, et pourtant nous savons qu’il désigne l’aptitude d’un être à surmonter différents traumatismes pour en ressortir grandi. Peut-être parce que ce mot magique contient l’idée d’un antidote à nos malheurs, à nos peurs. Et on n’en manque pas ! En ce moment, la mode est à la “dystopie”. Pour ceux qui l’ignorent encore, Larousse en livre la définition suivante : “Société imaginaire régie par un pouvoir totalitaire ou une idéologie néfaste, telle que la conçoit un auteur donné.” Et voilà le substantif exploité à tout bout de champ pour dépeindre un monde cadenassé, verrouillé, surveillé… mais aussi parfois, pour autre chose qui nous échappe. Ainsi, Madame Figaro titre un article sur les défilés de mode automnehiver, “Mode : une saison dystopique” (?!?). L’analogie a ses raisons que la raison ignore. À moins qu’elle ne soit tout simplement mercantile. Il est vrai que la contre-utopie fait recette. Les séries télé consacrées au pire des mondes pullulent sur les chaînes (Black Mirror, The Handmaid’s Tale, Westworld…) et le roman 1984 de George Orwell, pourtant paru en 1949, bat des records de ventes aux États-Unis. Depuis l’élection de Donald Trump, pour être précis.
Stupeur et tremblements
Une raison à cela. À l’heure où la technologie emporte tout sur son passage, l’oeuvre semble avoir été écrite aujourd’hui en synthétisant nos angoisses. Dans ce livre, l’individu est esclave d’un pouvoir omniprésent et autoritaire qui exerce sa tyrannie à l’aide d’un télécran. Par analogie, on pense à nos données personnelles pillées par des multinationales indiscrètes, tout en ignorant que ces fragments de nous-mêmes n’ont individuellement que peu de valeur (lirep.11). On déplore que les échanges humains par écrans interposés perdent de leur convivialité tout en oubliant que, par leur entremise, nous gardons le contact avec des parents éloignés ou bénéficions de conseils avec des médecins même quand on vit loin de tout (lire p. 30). On s’alarme de la disparition des commerces de proximité, balayés par des géants sans vergogne, même si ces derniers garantissent de meilleurs tarifs (lire p. 36) et limitent les déplacements polluants et inutiles avec nos automobiles. On se désole que l’information se fasse en réaction aux humeurs déversées sur les réseaux sociaux. Certes, une petite phrase fait de gros titres. Mais de là à en conclure que la libre circulation des idées empêche la formation de toute pensée, c’est excessif.
Prophétie et résistance
Néanmoins, la lecture (fortement recommandée) de cette nouvelle traduction(2) du roman de George Orwell ne manquera pas de faire monter encore d’un cran le niveau d’anxiété général. Comment ne pas frémir en (re)découvrant le “neoparler”, la langue officielle d’Océanie qui compte peu de mots pour restreindre les finesses du langage et donc la capacité des gens à raisonner. Les “mentocrimes” (crimes de la pensée) font écho aux censures exercées par les démocratures (Turquie, Russie…). Ou, dans les pays libres, aux jugements de petits malins bien prompts à humilier leurs prochains sur Twitter. Ce sont parfois des présidents. Mais leur réflexion, exprimée en 280 signes, si elle gagne en concision, y perd souvent en nuances. Alors on se demande encore si ce roman dystopique n’est pas aussi prophétique. En Océanie, dans le monde imaginé par Orwell, où “la guerre, c’est la paix ; la liberté, c’est l’esclavage et l’ignorance, c’est la force”, Big Brother règne sans partage. Sans obstacle. Et pourtant, ici bas, les signes de résistance ne manquent pas. Prenez l’hégémonique Google, l’Union européenne vient de lui infliger la pire amende de son histoire (lire p. 10). Aux États-Unis, le pape du glyphosate, Monsanto, a non seulement perdu un procès historique, même s’il fait appel du jugement, mais s’apprête à affronter 8 000 autres plaintes. Le monde bouge. Et comme l’a professé Winston Churchill, “mieux vaut prendre le changement par la main avant qu’il ne nous saisisse par la gorge”. Voilà une belle résolution de rentrée : garder en tête que la peur n’évite pas le danger, mais que la lutte garantit de la repousser. L’espoir ne coûte rien, il nourrit. ■