Mon toubib crève l’écran
Bienvenue dans le cabinet médical du futur. Ici, pas de docteur en chair et en os, mais un généraliste sur écran, livrant son diagnostic en visioconférence.
Le bâtiment s’appelle Challenger. On y entre en montrant patte blanche. Posé dans un parc de 30 hectares à Guyancourt, dans les Yvelines, il abrite le siège de Bouygues Construction, le géant du BTP. Chaque jour ouvré, ce navire amiral aux allures de manifeste architectural accueille 3 200 collaborateurs. Pour leur simplifier la vie, mais aussi attirer de nouveaux talents, ces salariés éloignés de tout bénéficient de nombreux services sur leur lieu de travail : salon de coiffure, agence bancaire, salle de sport… Et depuis avril, quand ça les gratouille ou que ça les chatouille, de la possibilité de voir un médecin libéral. Le premier mois, 75 patients en ont profité, après avoir pris rendezvous en ligne, tout simplement.
Parmi eux, Valérie, 47 ans. En charge des formations au sein du groupe, elle revenait de ses vacances au ski avec un genou vrillé. Aïe ! Cathy, 31 ans, du service informatique, ressentait des douleurs bizarres aux cuisses à cause d’un abus de zumba, ce mélange de danse et de fitness qu’elle pratique un peu trop. Si l’une comme l’autre avaient de bonnes raisons de consulter, une motivation plus secrète les animait. Telles des gamines devant la dernière attraction de Disneyland, elles étaient curieuses de découvrir ce nouveau cabinet. Ou plutôt, cette cabine du futur délivrant des ordonnances imprimées. Dedans, pas de médecin en chair et en os mais un généraliste sur écran, livrant son diagnostic en visioconférence. On appelle ça la télémédecine, et c’est une pratique d’avenir. Vidéomaton sanitaire. Pour pallier le manque de toubibs dans certaines régions rurales ou dans les grands centres urbains, le gouvernement a décidé d’ajouter les consultations virtuelles à la liste des actes remboursés par l’Assurance maladie. À partir du 15 septembre, les heureux possesseurs d’une carte Vitale pourront ainsi bénéficier de la même prise en charge qu’ils choisissent de se rendre chez leur médecin de ville, dans un centre de télésanté équipé d’un chariot d’hôpital connecté à un praticien à distance, ou sur une plateforme Internet mettant en relation vidéo un internaute avec un docteur. Les utilisateurs de la Consult Station installée chez Bouygues Construction profiteront, bien sûr, de cette nouvelle convention ouvrant la voie, en France, au développement de la médecine en ligne. Ainsi, dans un futur proche,
consulter un médecin devrait être aussi simple que d’accéder à la plateforme Netflix. Avec, dans le rôle du Dr House, votre généraliste.
À Challenger, ce vidéomaton sanitaire de dernière génération, agréé et certifié, a été placé dans un endroit accessible, quoique protégé des regards afin d’assurer un peu de confidentialité aux utilisateurs. Des personnels des services généraux ont été formés à son entretien et maintiennent un niveau d’hygiène maximal à chaque passage. Une fois à l’intérieur, on prend place dans un fauteuil qui ressemble à celui d’un siège d’avion en classe Affaires. De part et d’autre, un tensiomètre, un dermatoscope ou un stéthoscope entre autres instruments, dont certains inspirés par des outils utilisés dans l’aérospatiale. L’ambiance est d’un blanc clinique. Les formes arrondies appellent à la détente. On introduit sa carte Vitale dans la fente idoine et le toubib surgit sur un écran situé un peu en hauteur, telle une icône de la guérison.
Une relation de qualité. Le Dr Anthony Dubois, 30 ans, est l’un de ces pionniers de la télémédecine. Devant sa webcam, ce lointain disciple d’Hippocrate téléconsulte un mercredi sur deux depuis les locaux de SOS médecins de Caen, à 50 kilomètres de son cabinet installé à Condé-surNoireau. Il profite d’une connexion Internet de meilleure qualité que la sienne pour rayonner potentiellement dans toute la France. Rhinopharyngites à soigner, renouvellements de pilules contraceptives à prescrire, certificats d’aptitude au sport à délivrer… La typologie des actes en ligne ressemble furieusement à celle de son cabinet physique. “Au début, je redoutais de ne pouvoir tisser une relation à travers l’écran, raconte ce médecin. Au final, je suis surpris de la qualité des contacts que l’on établit.” Récemment, une dame l’a même remercié pour ses bons services en lui faisant parvenir un beau livre sur la galerie des Glaces. Ce cadeau n’a pas laissé de marbre le Dr Dubois. Selon les recommandations en vigueur, ce dernier consacre jusqu’à trente minutes à chacun de ses patients en ligne, contre quinze minutes dans son cabinet. “La consultation prend plus de temps, dit-il, car il faut apprendre à la personne à se palper elle-même, et lui expliquer le maniement des instruments.” Où placer le stéthoscope pour obtenir des mesures fiables ? Comment diriger dans son oreille l’embout de l’otoscope afin de visualiser son tympan, qui apparaît en vidéo dans une fenêtre de l’écran ? De quelle manière sentir avec ses doigts ses amygdales en se tâtant le cou lors d’un auto-examen ORL ?
Afin d’atteindre un niveau de fiabilité comparable à celle d’une visite en cabinet, le Dr Dubois et ses confrères respectent scrupuleusement les protocoles de la consultation sans contact établis par le docteur Franck Baudino. C’est lui, l’heureux papa de la cabine. À la tête de la start-up française H4D (Health for Development), ce Provençal d’origine planche sur son invention depuis dix ans. Précurseur, il lui a fallu tout ce temps pour résoudre des problèmes réglementaires dans un secteur médical très encadré, développer un logiciel de visioconférence assurant la confidentialité des données, affiner l’habitacle de sa cabine de façon à ce que même un claustrophobe s’y sente comme un poisson dans l’eau. Mais aussi, établir une nomenclature de gestes afin de guider le patient et de retenir son attention à travers l’interface de l’écran.
Regarder la réalité en faisant un pas de côté, c’est un réflexe naturel pour Franck Baudino.
“Enfant, je voulais devenir médecin en pensant être ethnologue”, raconte ce fervent lecteur de Claude Lévi-Strauss. À 23 ans, étudiant en médecine en coopération sanitaire au Vietnam, il participe à une opération de vaccination contre l’hépatite B et parcourt aussi les campagnes à bord d’un camion sanitaire. Un jour, notre généraliste en herbe demande à une femme ce qu’est devenu son fils ausculté la semaine précédente. “Il est tombé gravement malade et vous n’étiez pas là pour lui.” Depuis, ce natif d’Aix a acquis la ferme conviction de la nécessité d’ancrer toute présence médicale, même virtuelle, dans un lieu fixe et clairement identifiable. Contre l’isolement. De retour de ce voyage fondateur, frustré de ne pouvoir en faire plus pour les populations locales mais ignorant la marche du monde, il s’inscrit dans un institut d’études politiques où il étudie les relations internationales. La santé comme vecteur d’émancipation et de développement économique devient son dada. Cet amateur de romans de voyages part en Inde, en Australie, au Canada et emporte sa blouse avec lui. “Partout, je rencontrais les mêmes problèmes de distance pour atteindre des patients isolés, se souvient-il.
Devoir faire trois jours de car pour aller soigner les gens, c’était juste pas possible. J’ai alors commencé à m’intéresser aux nouvelles technologies, pensant qu’elles pourraient apporter une solution.”
Profane mais besogneux, il dépose ses premiers brevets de cabine connectée en 2006, demandant conseil à son père, chercheur
L’AMBIANCE DE LA CABINE EST D’UN BLANC CLINIQUE, SES FORMES ARRONDIES APPELLENT À LA DÉTENTE
au Laboratoire d’astrophysique de Marseille quant à la procédure administrative à suivre. Aujourd’hui, sa cabine ovni, mise sur orbite commerciale, rencontre un écho favorable au-delà même de nos frontières. L’aéroport de Los Angeles songerait à en installer une dans un de ses terminaux. Chez nous, la louer coûte de 2 500 à 3 500 euros par mois, selon les options, et l’acheter 75 000 euros pour un établissement public (services hospitaliers, résidences pour seniors…). Peu porté sur les gadgets connectés utilisés hors les murs ne garantissant pas une confidentialité absolue, Franck Baudino assure que son invention parvient à recréer virtuellement le lien de confiance s’établissant entre le médecin et son patient lors d’une consultation physique.
“En plus du diagnostic que j’étais venu chercher pour mon problème de genou, j’ai vécu ce passage dans la cabine comme un moment de sérénité. C’était du temps pour moi”, explique Valérie, maman de trois enfants surbookée et salariée de Bouygues Construction. “C’est parfait pour un premier diagnostic et un avis express. Mais ça ne remplacera pas le médecin traitant, notamment quand on souhaite aborder des problèmes intimes”, ajoute Cathy, du service informatique de l’entreprise de BTP. À la fin de la session, chacune est repartie avec son ordonnance imprimée et un petit ticket, comme au supermarché, résumant toutes les mesures effectuées lors de la visite, poids, IMC (indice de masse corporelle), pulsations cardiaques… L’historique santé de chaque patient et les éventuelles images OR L prises pendant la séance sont disponibles en un clic sur le site Web Jemesurveille.com. Éducation thérapeutique. La télémédecine porte en elle de nombreux espoirs. Celui qui a introduit la Consult Station sur le site de Challenger, Vincent Nicot, directeur des ressources humaines chez Bouygues Construction, en est même devenu un fervent promoteur dans les cercles patronaux. “Elle augmente la qualité de vie au travail et l’attractivité de notre site par rapport à la concurrence”, expliquet-il. Installé dans une quarantaine d’entreprises à ce jour, ce véhicule d’éducation thérapeutique pourrait aussi, dans d’autres contextes, déployer des programmes de prévention sur l’obésité afin d’atteindre des populations mal informées sur l’excès de consommation de sucre. Ou répondre aux enjeux de santé publique dans certaines banlieues françaises. Elle s’inscrit en cela dans le grand mouvement de valorisation de la médecine préventive visant à maîtriser les dépenses de santé. La Cour des comptes ne s’y est pas trompée. Fin 2017, la juridiction chargée de traquer le gaspillage d’argent public soulignait que la télémédecine pouvait apporter une contribution “potentiellement majeure” à la modernisation de notre système de santé. Et réduire le recours trop fréquent à l’hospitalisation. Morale de l’histoire : quand Internet se met au service des particuliers, il peut aussi parfois servir l’intérêt général. Rien n’est perdu. ■
SES ATOUTS : VALORISER LA MÉDECINE PRÉVENTIVE TOUT EN MAÎTRISANT LES DÉPENSES DE SANTÉ