CONFUSION DES SENTIMENTS
Les présentateurs météo le savent, pourtant ils s’entêtent. « Ce matin à Limoges, il fera 13° C. Pas mal pour un mois de novembre, bien que de fortes bourrasques ne soient pas sans conséquence sur la température ressentie. » Dans la capitale du Limousin comme ailleurs, les auditeurs entendent invariablement cette appréciation du temps qu’il fait. Or, la température est une mesure stricte, quand le ressenti demeure, par nature, subjectif. Difficile de lier deux notions incomparables sans créer de la confusion. Reste qu’à force d’usages répétés, le procédé ne suscite plus d’interrogations. Si bien que l’on parle de température « ressentie » comme on évoque un « sentiment » d’insécurité ou une « sensation » d’appauvrissement. Ça se traduit par une « impression » de recul du pouvoir d’achat pour 86 % des Français(1), alors que l’Insee anticipe une hausse de 1,3 % en 2018. En réalité, il faudrait l’amputer de la hausse de l’inflation et considérer individuellement les bénéfices de la baisse de charges voulue par le gouvernement Macron(2).
Mais qu’importe. Les résultats d’une étude(3) menée avant le premier tour de l’élection présidentielle révèlent que le ressenti prime sur le réfléchi. Et douchent au passage les espoirs des optimistes croyant contrer la désinformation en y opposant des éléments incontestables. Après avoir questionné 2400 personnes, les chercheurs parviennent à une conclusion sans appel. Même face à des données factuelles réfutant des croyances infondées, les convictions des sondés ne sont pas ébranlées. Réseaux sociaux et rumeurs forment décidément un cocktail explosif. Ainsi, à la moindre accusation portée en place numérique, un tribunal s’improvise et invite des procureurs de passage à donner leur avis sur une affaire dont ils ignorent tout. Devant cette cour sans visage, la raison du plus belliqueux l’emporte toujours. Les influenceurs campent le lion, se croyant bien rusés d’exposer, en premier, ce qui n’est qu’arguties. Émotions garanties. Il suffit de crier pour se faire valoir, pense le renard. L’accusé n’a plus qu’à endosser les habits de l’âne, et à donner sa version d’une fable de mauvais goût dans laquelle il perdra dignité et sérénité. « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir »(4). Face à la puissance de la meute, il n’est pas aisé de garder son assurance si la sentence est prononcée d’avance. Haro sur le baudet! Peu importe le camp, notre rédaction ne participera jamais à ces simulacres de procès.
On apprécie d’autant plus le courage de ces auteurs, souvent débutants, pensant que leur heureux futur viendra de la littérature (lire p. 40). Ils soumettent leur travail aux internautes, aux empêcheurs de rédiger en pleins et déliés qui pullulent sur la Toile, où la réprobation dissimule parfois les félicitations. Simple mirage? Possible, car à trop considérer la critique on risquerait d’ignorer ce que l’informatique et Internet apportent à notre connaissance. Pour le mesurer, écoutons l’informaticien Gérard Berry (lire p. 8). Ses histoires informatiques(5) défont tant d’idées reçues. Ainsi, sur les 80 milliards de microprocesseurs fabriqués tous les ans, seuls 2 % se retrouvent dans les ordinateurs et les smartphones. Le reste est ailleurs (automobiles, électroménager, santé…). Un lecteur nostalgique nous reprochait d’élargir le champ de nos articles, concluant par cette maxime, « qui trop embrasse mal étreint ». On se confortera avec Gérard Berry. « Il y a deux façons de vivre : en subissant ce que l’on ne comprend pas ou en participant au monde, en faisant soi-même des choses. » On a le sentiment de contribuer à cette démarche, n’est-ce qu’une illusion?