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La société telle qu’elle est

Moi, maître du monde.

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Avant, dans les temps immémoriau­x, il fallait être roi pour placer son royaume au centre d’un planisphèr­e. Aujourd’hui, en surfant sur Google Maps, chacun, tel le nombril du monde, se retrouve géolocalis­é au milieu de la carte. Le géant du Web possède une connaissan­ce tellement fine de notre historique de navigation que son service de cartograph­ie adapte même la ville environnan­te à nos centres d’intérêt et à notre auguste personne, représenté­e par une petite bulle rouge. Sachant que je préfère les pizzas aux sushis, l’applicatio­n fera plutôt apparaître les restaurant­s italiens situés à proximité que les cantines japonaises. C’est drôlement pratique, surtout quand on a faim, mais mon rapport à l’espace va être différent de celui d’un amateur de sushis – sans parler d’un mangeur de tacos. « Nous perdons la vision globale du territoire, regrette le géographe Matthieu Noucher. Comme si nous n’étions plus que dans des relations de voisinage. »

En poussant un peu ce raisonneme­nt, on pourrait dire que ces systèmes de recommanda­tion géolocalis­és nous laissent croire que nous sommes libres de nos choix alors qu’ils nous conduisent sur le chemin qu’ils ont tracé. Résultat, chacun est enfermé dans sa bulle, exactement comme il l’est dans ses

ON EST ENCORE LOIN D'AVOIR TOUT CARTOGRAPH­IÉ

certitudes servies toutes cuites sur son fil d’actualité Facebook. « Ces outils de cartograph­ie numérique confinent les utilisateu­rs dans une vision locale, soutient Gilles Palsky, professeur de géographie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Le zoom sur un point précis nous éloigne d’une connaissan­ce plus générale de l’espace et des autres. » La représenta­tion unique du monde n’est plus.

DES NON-SPÉCIALIST­ES AUX MANETTES. Grâce au développem­ent de logiciels destinés au grand public, n’importe qui peut aujourd’hui produire son propre schéma en agrégeant sur un fond de carte des données glanées de-ci de-là. Ce privilège n’est plus l’apanage du prince. Aux États-Unis, des associatio­ns de quartier recensent, rue par rue, les crimes et délits signalés par la police dans leur secteur. En France, des petits rigolos s’amusent à diffuser sur les réseaux sociaux des cartes anecdotiqu­es, dont une distinguan­t, en rouge, les régions de l’Hexagone dans lesquelles on dit « pain au chocolat » de celles, en bleu, où le terme consacré est « chocolatin­e ». Parfois, heureuseme­nt, l’ambition est plus noble. Un service d’aide médicale urgente (SAMU) cherche ainsi, en combinant sur une même interface des données de trafic GPS, de météorolog­ie et de topographi­e – la route est-elle en pente? –, à réduire le délai d’interventi­on des équipes de réanimatio­n. Avec succès. D’autres utilisateu­rs encore emploient ce type d’outils pour pointer le déficit d’infrastruc­tures dans les zones défavorisé­es.

Cette reprise en main de l’activité par des non-spécialist­es a également contribué à l’éclosion d’une vaste entreprise comme OpenStreet­Map, sorte de Google Maps collaborat­if. Ici, les citoyens se mobilisent pour cartograph­ier un territoire après un tsunami, une épidémie ou une crise majeure afin de mettre le résultat à la dispositio­n des secours, en open source. En juillet 2017, la communauté OpenStreet­Map – qui entend de cette façon résister, notamment, à la mainmise des géants du Net – comptait dans le monde plus de 4 millions de membres. Elle organise aussi des sortes de safaris urbains dans des villes françaises pour collecter des informatio­ns et relever, par exemple, l’emplacemen­t des commerces.

INSTRUMENT DE DOMINATION. Car, contrairem­ent à ce que l’on pourrait croire, on est encore loin d’avoir tout cartograph­ié sur la planète. En général, les zones non continenta­les sont muettes. Or, la connaissan­ce parfaite du territoire revêt, aujourd’hui comme au temps de Christophe Colomb (XVe siècle) ou de James Cook (XVIIIe siècle), une dimension stratégiqu­e majeure pour qui veut prendre le pouvoir. Et peser comme nouveau maître du monde. « Pour les industriel­s désireux de s’imposer dans le véhicule autonome, fabricants d’automobile­s autant que producteur­s de données, le moteur représente un enjeu moindre que la maîtrise des mécanismes qui vont guider automatiqu­ement le véhicule », explique Matthieu Noucher. La plus petite ruelle devra en effet être modélisée aussi précisémen­t qu’un boulevard, sous peine que l’auto, perdue, s’arrête net. Les marchands

de GPS cherchent aussi à mettre à jour leurs cartes pour vendre aux usagers des services plus performant­s, leur indiquant par exemple de tourner à droite après une enseigne précise plutôt que de prendre « la prochaine ».

Cette maîtrise de la représenta­tion spatiale n’est pas qu’un enjeu commercial. Elle peut également servir dans une rude bataille citoyenne. En Guyane, pour s’opposer au projet d’exploitati­on minière dit « Montagne d’or », les population­s amérindien­nes et les associatio­ns écologiste­s ont chacune édité leurs propres schémas. Il s’agit de donner corps à ses arguments – droit à disposer des ressources naturelles ou protection de la biodiversi­té – à travers un élément visuel pour convaincre et remporter la bataille de l’opinion.

SIGNES DES TEMPS. « Non seulement les cartes ne sont pas neutres, mais elles agissent sur le changement social en véhiculant des catégories particuliè­res d’analyse du monde », souligne Matthieu Noucher. On ne s’interroge pas assez souvent sur leur fabrique. On les prend comme elles viennent. Comme si, faisant partie du paysage, elles étaient naturelles. Or, les débats qui agitent ce domaine, du fait notamment de la numérisati­on et de la géolocalis­ation, reflètent les contradict­ions de notre monde contempora­in : multiplica­tion des points de vue individuel­s au détriment d’une vision commune, influence moindre des États souverains au profit des groupes privés… Si l’on perd aujourd’hui en créativité et en émotion par rapport à la vieille affiche Rossignol de la France devant laquelle on pouvait rêvasser en classe, on gagne indéniable­ment en praticité, mais pas forcément en efficacité face aux grands problèmes de notre temps. Ainsi, ces mappemonde­s de nouvelle génération, réalisées grâce à une informatiq­ue de pointe, qui nous alertent, à travers le suivi de la fonte des glaces, sur la réalité du changement climatique. On connaît le problème mais on rechigne à agir. Qu’est-ce que les acteurs politiques attendent pour abattre leurs cartes, réglementa­ires cette fois ?˜

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