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Une dérive technologi­que

L’imprimante 3D sort ses flingues.

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Le jeune geek pensait avoir trouvé un bon plan pour se faire un peu d’argent. Sur la Toile, il avait publié une annonce afin de mettre en vente, pour 40 euros, un pistolet qu’il avait tranquille­ment imprimé chez lui, à l’abri des regards. Entièremen­t en plastique, son flingue fait maison aurait pu passer pour un jouet de pacotille. À ce détail près qu’il tirait de vraies balles, de calibre 9 mm. Voilà quelques mois, après l’avoir pisté pendant des semaines sur le Dark Web, les agents des douanes françaises ont débarqué chez ce lycéen qui venait tout juste de fêter ses 18 ans. Ils n’avaient jamais vu ça. « C’est la première fois qu’une arme à feu fabriquée à partir d’une imprimante 3D est saisie en France et même en Europe », nous confie la direction des douanes, qui n’avait pas encore révélé cette affaire à la presse.

La technique employée par ce garçon, qui risque jusqu’à dix ans de prison, n’a pourtant rien de sorcier. Elle est typique de l’impression 3D. Baptisée Fused Deposition Modeling, elle consiste à superposer des couches de plastique liquide, obtenu à partir d’un filament chauffé jusqu’au point de fusion. Pour

déposer les gouttes de matériau au bon endroit, l’imprimante interprète les informatio­ns contenues dans un fichier modélisant en trois dimensions le pistolet, dessiné au préalable au moyen d’un logiciel de conception assistée par ordinateur (CAO).

Mais le lycéen n’a même pas eu à réaliser de tels schémas. Il s’est contenté de télécharge­r ceux que d’autres passionnés avaient publiés en ligne. Nul besoin de naviguer dans les eaux troubles du Darknet pour obtenir des plans de « soufflants » prêts à l’emploi. On peut en dénicher sur le Web, sur les réseaux pair à pair ou dans des communauté­s comme GrabCAD ou Fosscad, qui fédèrent des spécialist­es du design pour impression 3D. Il n’y a pas si longtemps, on trouvait même sur Amazon un livre fournissan­t la recette complète pour fabriquer le Liberator, le premier pistolet à confection­ner soi-même, à la maison, et tirant de vraies balles.

« FANTÔME » INTRAÇABLE. C’est Cody Wilson, un étudiant en droit chatouille­ux de la gâchette et féru de Do It Yourself, qui a inventé cet improbable pétard dès 2012. « Le contrôle des armes ne sera plus jamais le même aux États-Unis et dans le monde avec l’arrivée du Liberator », plastronne alors le jeune Texan dans sa vidéo de présentati­on. Un vrai pousse-au-crime. Son flingot ne possède pas de numéro de série, ce qui empêche a priori de remonter jusqu’au fabricant. Et comme il est en plastique, il n’est pas décelable par les portiques de sécurité, ni par les appareils de détection portatifs…

Sur Internet, la nouvelle de l’apparition de cette « arme fantôme » se répand comme une traînée de poudre à canon. En deux jours, ses plans sont téléchargé­s 100000 fois sur le site de Defense Distribute­d, la start-up fondée par Cody Wilson. Le départemen­t d’État américain contraint cette dernière à

retirer les fichiers quelques jours plus tard. Mais le juriste franc-tireur introduit un recours en justice au nom de la liberté d’expression et du droit de porter une arme à feu, deux principes inscrits dans la Constituti­on américaine. Cet été, il obtient un accord avec le gouverneme­nt qui l’autorise à rendre ses croquis accessible­s en ligne, avant qu’un juge fédéral ne l’en empêche de nouveau. Fin de la partie? Toujours pas… Car depuis, le trentenair­e a trouvé une nouvelle parade. Prenant au pied de la lettre la décision du tribunal, qui lui interdit de proposer les plans en télécharge­ment gratuit, il les vend désormais par correspond­ance ou par mail, laissant chaque acquéreur fixer luimême le prix qu’il est prêt à payer.

L’INNOVATION À LA RESCOUSSE. L’idée que n’importe qui puisse transforme­r son garage en armurerie artisanale inquiète forcément. L’an dernier, avant d’assassiner sa femme puis de tuer quatre autres personnes au hasard dans les rues de Tehama, en Californie, Kevin Janson Neal avait produit son petit arsenal « fantôme » pour duper la police, qui lui avait confisqué ses armes à feu. La récente saisie opérée en France par les douanes prouve que la menace ne se limite pas aux États-Unis. Mais que faire ?

D’abord, trouver un moyen de détecter cette nouvelle artillerie. « À ce jour, seuls les rayons X peuvent le faire », confirme Bruno Lalin, importateu­r de détecteurs de métaux chez Lutèce Détection. Ce spécialist­e estime cependant que d’autres dispositif­s pourraient bientôt changer la donne, comme celui exploité par l’armée américaine pour repérer les mines en plastique. Le procédé repose sur des capteurs ultrasensi­bles aux ondes acoustique­s. Il faudrait également développer des méthodes pour remonter jusqu’aux propriétai­res de ces calibres. Des chercheurs de l’université de Buffalo, dans l’État de New York, ambitionne­nt d’y parvenir. Ils affirment que chaque imprimante 3D laisse sa signature sur tous les objets qu’elle produit, sous la forme de traces qui lui sont propres. Le logiciel PrinTracke­r, qu’ils viennent de mettre au point, serait capable d’analyser cette « empreinte » pour retrouver la machine à l’origine de n’importe quelle arme 3D en plastique. « L’idée m’est venue en regardant la technologi­e utilisée par le FBI pour pister les imprimante­s laser papier », raconte Wenyao Xu, le professeur d’informatiq­ue à l’origine de cette trouvaille.

En attendant que l’efficacité de ces innovation­s se confirme, il convient toutefois de relativise­r le potentiel de diffusion de ces pistolets ou fusils artisanaux. Les fabriquer n’est pas aussi simple qu’on le pense. L’opération suppose une maîtrise des logiciels de CAO et une bonne expérience de la fabricatio­n 3D. Elle nécessite aussi un matériel de qualité, ce qui exclut d’emblée le recours à une imprimante d’entrée de gamme.

« CES ARMES FONCTIONNE­NT MAL », NOTE UN COMMISSAIR­E

Il faut aussi être patient. Comptez en moyenne une vingtaine d’heures rien que pour produire la quinzaine de pièces d’un pistolet Liberator.

CONTRÔLE QUALITÉ. Et au bout du compte, la fiabilité n’est pas toujours au rendezvous. Les fichiers téléchargé­s sur le Net comportent souvent des erreurs. « La moitié de ceux que j’avais obtenus sur le site Defense Distribute­d ne s’ouvrait même pas », nous explique par mail un amateur américain, en se présentant sous son pseudo, BadJob. « Sur les autres, il y avait souvent des erreurs de mesure et des approximat­ions. Ces “soufflants” en plastique marchent à peu près aussi bien que s’ils avaient été confection­nés à l’aide de tuyaux de quincaille­rie », ironise-t-il. Les forces de l’ordre confirment. « Ces armes fonctionne­nt mal, estime le commissair­e Philippe Salagnac, coordonnat­eur des actions de lutte contre le trafic d’armes en France au sein de la Police nationale. La résine utilisée actuelleme­nt pour les réaliser n’est pas assez résistante pour supporter l’explosion d’une charge. La douille va rester bloquée dedans. Je ne dis pas que cela ne peut pas tuer, mais le tireur prend des risques. » Des tests entrepris par certains de ses collègues corroboren­t ses affirmatio­ns. « Nous avons récupéré des plans sur Internet, les avons imprimés, mais nous n’avons pas été convaincus par le résultat, résume le commissair­e Philippe Nobles, chef de la section de contrôle des armes, explosifs et matières sensibles de la Police nationale. Nous continuons de surveiller ce phénomène, mais il reste plus facile et moins cher de se procurer illégaleme­nt des armes convention­nelles. »

La vigilance reste malgré tout de rigueur, car ces pétards de fortune pourraient rapidement gagner en efficacité. Remplacer le plastique par des composants plus solides et résistants, comme le métal, est l’une des pistes d’évolution. Certaines imprimante­s produisent déjà des pièces dans ce matériau. Certes, leur coût – 100000 dollars, au moins – demeure, pour l’heure, prohibitif. Mais selon le commissair­e Salagnac, la chute des prix n’est qu’une question de temps. « Différente­s technologi­es d’impression métal s’affrontent encore, sans qu’aucune ne se soit véritablem­ent imposée, expliquet-il. Mais dès qu’une norme finira par émerger, ce matériel deviendra plus abordable, avec la complicité des Chinois qui inonderont le marché d’équipement­s à prix cassés, exactement comme ils l’ont fait pour les appareils utilisant le plastique. »

Du reste, il n’y a pas que les imprimante­s 3D. Sur son site, Defense Distribute­d propose déjà aux particulie­rs une fraiseuse, destinée à bricoler dans son garage la pièce centrale d’un fusil automatiqu­e AR-15. Une fois usiné avec cette sorte de machine-outil à commande numérique, l’élément en aluminium s’emboîte ensuite avec les autres parties de la carabine (crosse, canon, chargeur). Baptisé Ghost Gunner, l’appareil est facturé 1 200 dollars. Depuis le lancement de ce produit, en 2014, la start-up fondée par Cody Wilson en a vendu plus de 6000. De quoi, une nouvelle fois, faire parler la poudre.˜

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Ce pistolet en plastique n’a rien d’un jouet de pacotille. Il tire à balles réelles.
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 ??  ?? Cody Wilson, pionnier du pistolet imprimable en 3D. Accusé d’agression sexuelle, le Texan vient de céder les rênes de sa start-up, Defense Distribute­d, en attendant son procès.
Cody Wilson, pionnier du pistolet imprimable en 3D. Accusé d’agression sexuelle, le Texan vient de céder les rênes de sa start-up, Defense Distribute­d, en attendant son procès.
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Les fichiers nécessaire­s à la production de l’arme pullulent sur la Toile, en particulie­r sur le site de Defense Distribute­d.
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Le Liberator comporte une quinzaine de pièces en plastique. Seul son percuteur est en métal, mais il est trop petit pour être détecté par les portiques d’aéroport.
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Les États-Unis ne sont pas le seul pays concerné : le Japonais Yoshitomo Imura a été arrêté en 2014 après avoir exhibé sur YouTube l’arsenal qu’il s’était fabriqué.

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