L’interview de la semaine
Pour Margrethe Vestager, vice-présidente de la commission européenne, l’Europe ne peut plus être un far west numérique.
Tremblez, géants du Net, Margrethe Vestager est de retour! Célèbre pour avoir eu l’audace de se frotter aux Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), la Danoise de 51 ans se prépare à entamer un nouveau quinquennat à Bruxelles. Lors de son premier mandat, l’intraitable commissaire européenne à la concurrence avait infligé au total plus de 8 milliards d’euros d’amende à Google, pour abus de position dominante. Elle avait aussi condamné Apple à verser 13 milliards d’euros d’arriérés d’impôts, avant d’en réclamer 250 millions à Amazon, et avait puni Facebook à hauteur de 110 millions pour avoir fourni des informations trompeuses lors du rachat de la messagerie WhatsApp. Promue cette fois viceprésidente, « Tax Lady », comme la surnomme Donald Trump, bénéficiera donc de pouvoirs élargis afin de bâtir « une Europe prête pour l’ère numérique » – l’intitulé de son portefeuille dans la future Commission. Les cadors du Web, qu’elle accuse de fausser la concurrence, d’abuser des données personnelles des consommateurs et de ne payer pratiquement aucun impôt, restent dans sa ligne de mire. Pour autant, cette « dame de fer » aura d’autres dossiers à arbitrer : monnaies virtuelles, cybercriminalité, normes de la 5G et, surtout, éthique de l’intelligence artificielle (IA), un sujet sur lequel Ursula von der Leyen, sa future présidente, lui a réclamé une feuille de route dans les cent premiers jours de son mandat. Un comble, pour cette habituée des marathons juridiques. Mais Margrethe Vestager est déjà dans les starting-blocks, ravie de pouvoir prouver qu’elle sait aussi sprinter.
01NET MAGAZINE Après avoir distribué des amendes record à Apple et Google, vous enquêtez désormais sur Facebook. Pour quelle raison ?
MARGRETHE VESTAGER Nous nous interrogeons sur Libra, la future cryptomonnaie de Facebook. Cette devise virtuelle n’est encore qu’un projet, et c’est d’ailleurs assez nouveau pour nous d’envisager de remettre en question quelque chose qui n’existe pas encore. Mais on a décidé de prendre les devants.
01NET Qu’est-ce qui pourrait donc coincer avec Libra ?
M.V. Pour l’instant, nous cherchons surtout à comprendre comment tout cela va fonctionner, car c’est très compliqué. Nous avons donc entamé un dialogue avec Facebook. Nous leur posons beaucoup de questions. On se demande par exemple si l’entreprise n’est pas en train de créer un écosystème fermé, centré autour de son réseau social, avec sa propre économie basée sur cette monnaie qui s’échangerait exclusivement dans ce cyberespace. Nous voudrions aussi savoir si les utilisateurs ayant recours à ce moyen de paiement disposeraient d’avantages particuliers par rapport à ceux qui choisiraient de régler les transactions avec une devise traditionnelle. En fonction des réponses qu’on obtiendra, on avisera. Si Facebook devient une plateforme commerçante, il faut veiller à ce que la libre concurrence puisse être respectée. Prenons garde aussi à ce que le Libra ne constitue pas une source d’instabilité monétaire. Nous ne voulons plus d’une Europe numérique qui ressemblerait au far west, où les plus forts imposeraient leur loi.
01NET Comptez-vous continuer à lutter contre l’évasion fiscale des Gafam ? Les députés européens réclament de nouveaux textes législatifs…
M.V. Et j’y suis tout à fait favorable! Nous ne pouvons plus accepter que certains pays accordent des rabais fiscaux considérables à quelques multinationales, ce système d’imposition n’est pas juste. On ne peut pas demander aux entreprises de payer normalement leurs impôts
« DANS L’UNION, NOUS DEVONS OBTENIR UN DROIT FISCAL PLUS HARMONISÉ
quand certaines de leurs concurrentes mettent en place des parades pour y échapper. Nous devons obtenir un droit fiscal plus harmonisé. Félicitonsnous, d’ailleurs, d’avoir changé 14 lois fiscales au cours des cinq dernières années, même si certaines n’ont pas encore été votées, comme la taxe numérique.
01NET Sur ce terrain, la France a déjà adopté une loi qui impose aux Gafam le paiement d’une taxe correspondant à 3 % du chiffre d’affaires réalisé dans le pays. Les autres États européens doivent-ils s’en inspirer ?
M.V. Je pense que le meilleur modèle (pour un tel prélèvement – NDLR) serait global, donc mondial, mais si ce n’est pas possible, il faut absolument essayer de trouver un modèle européen. Et si on ne peut pas non plus obtenir cela, alors oui, il faut des modèles nationaux.
01NET Nos entreprises européennes ne sont capables de rivaliser avec aucun des Gafam. Est-ce une fatalité ?
M.V. Je ne pense pas. Elles ont une carte à jouer dans des secteurs émergents, surtout si elles misent sur certaines spécificités du Vieux Continent. Par exemple, dans le domaine de la santé. Tous nos citoyens bénéficient de soins de santé; c’est totalement différent aux États-Unis, en Chine ou en Afrique. Je pense qu’on est en mesure de devenir bien meilleur dans la prévention ou le traitement des maladies grâce à l’IA, par exemple. Même chose pour les transports. L’IA pourrait contribuer à des solutions moins polluantes, plus confortables. L’automatisation est aussi susceptible d’aider à alléger certaines charges dans les entreprises.
01NET De nombreuses études laissent pourtant redouter que l’automatisation finisse par détruire les emplois…
M.V. Pas obligatoirement, car l’IA fera naître des outils qui nous amèneront à produire différemment. Au moment même où je vous parle, les entreprises de recyclage et l’économie circulaire se développent, par exemple, et de nouveaux emplois se créent. On peut accélérer le mouvement en utilisant des robots, de l’automatisation et l’intelligence artificielle. Je reconnais que la transition risque d’être très douloureuse, car les personnes qui auront perdu leur emploi ne seront pas forcément adaptées à ces nouveaux métiers. C’est pour cela qu’on a l’ambition, sous la direction d’Ursula (von der Leyen, présidente de la future Commission européenne – NDLR), de donner la possibilité aux gens d’acquérir les compétences, le savoir. Afin que tout le monde puisse profiter de cette révolution.
01NET En attendant qu’un Google ou qu’un Apple européen émerge, les Gafam restent incontournables pour
beaucoup d’entre nous. À titre personnel, comment parvenez-vous à vous en affranchir dans votre quotidien ?
M.V. Pour faire mes recherches en ligne, par exemple, je privilégie l’outil français Qwant. Il m’arrive aussi d’avoir recours à Cliqz, un concurrent allemand, ou à DuckDuckGo, un homologue américain. Ils sont bien plus modestes que Google et les résultats qu’ils fournissent sont très différents. Je les apprécie, car j’ai beaucoup moins de publicité. Je suis aussi beaucoup moins suivie à la trace. Les paramètres qu’ils me proposent de régler pour contrôler ma vie privée me conviennent bien. Je ne peux pas en dire autant des assistants vocaux des Gafam.
01NET Pourquoi ?
M.V. Je n’ai pas vraiment l’impression que ces appareils nous laissent libres de nos choix. Si, par exemple, vous voulez mettre des pneus neige en hiver, ils ne vous donnent pas la liste des cinq garages qui peuvent le faire, ils vous disent: « C’est possible, à tel endroit. » Cela m’embête, car ça me donne le sentiment de perdre le contrôle. Par ailleurs, je trouve les conditions d’utilisation des commandes vocales très, très sévères. Et je ne suis même pas convaincue qu’on puisse éteindre ces assistants, je me demande s’ils ne sont pas toujours en train de vous écouter.
01NET Saviez-vous que des employés d’Amazon, de Google, d’Apple et de Microsoft, qui ont conçu ces engins, écoutaient les conversations de leurs utilisateurs ?
M.V. Oui, ils ont expliqué que cela servait à perfectionner leurs machines, et je pense que c’est vrai; cela a sûrement dû être écrit quelque part au fin fond des conditions que tous les utilisateurs acceptent lorsqu’ils branchent leur appareil. Comment auriez-vous réagi si le vendeur vous avait dit: « Cet objet est génial, vous allez pouvoir lui parler, lui demander un tas de choses, il vous répondra… Mais bon, un inconnu notera tout ce que vous dites. Ne vous inquiétez pas, il n’en fera rien à titre personnel, il va juste vérifier que l’assistant comprend tout » ? Personnellement, j’aurais passé mon chemin!