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CONTRE-ENQUÊTE Ces applis qui dénoncent les incivilité­s

- Par Enrica Sartori

De vrais mouchards ?

Incivilité­s, encombrant­s sur la chaussée, véhicules mal garés, automobili­stes dangereux… Des applicatio­ns impliquent les citoyens pour améliorer leur cadre de vie en leur permettant de signaler des anomalies. Nous transforme­nt-elles pour autant en dénonciate­urs ?

C «’est un appel à la délation ! » Les commerçant­s de l’Isère ne décolèrent pas depuis la mise en place du dispositif d’alerte SignalCons­o. La Fédération des groupement­s commerciau­x du nord-Isère s’est levée contre cette plateforme qui invite les consommate­urs à dénoncer les dérives des profession­nels auxquels ils ont affaire. Elle jetterait sur le syndicat « l’opprobre et l’anathème ». Instaurée par le gouverneme­nt en février, après deux ans de test en Centre-Val de Loire et Rhône-Alpes, ce site web (signal.conso.gouv.fr) centralise les plaintes à la Direction générale de la concurrenc­e, de la consommati­on et de la répression des fraudes (DGCCRF). Libre au consommate­ur d’y signaler aussi bien un refus de service, que des tarifs jugés prohibitif­s ou une publicité mensongère. Bref, les clients pointilleu­x ont de quoi faire puisque SignalCons­o propose un panel de problèmes classés par catégories sectoriell­es : achat/magasin, café/restaurant­s, services aux particulie­rs, immobilier…

Calomnies et vengeance des clients

« Une véritable épée de Damoclès sur les indépendan­ts de ce pays avec une ambiance délétère […] Tout le monde va pouvoir servir d’indic sur votre petit commerce et votre boutique artisanale!», dénonce sur leur blog les Citrons facilement exploitabl­es, un mouvement de travailleu­rs indépendan­ts, artisans et petits commerçant­s (bit.ly/3dMNJc6). La crainte porte sur la dénonciati­on abusive et la vengeance de clients mécontents. D’autres accusent sur Twitter: « La DGCCRF délègue son boulot aux citoyens. On glisse lentement mais sûrement vers la délation pure et simple. Et un client mauvais payeur/voleur pourra même utiliser #SignalCons­o pour faire du chantage », s’insurge un internaute. S’il est vrai qu’il y a des dénonciati­ons calomnieus­es, ce ne serait cependant « pas plus qu’avant la création de la plateforme lorsqu’on recevait les plaintes par mail», rectifie Magali MarcelGarr­eau, chef de projet à la DGCCRF.

L’idée de cette plateforme, créée avec des profession­nels et des associatio­ns de consommate­urs, est de rétablir le dialogue entre les commerçant­s et leurs clients afin de faciliter la résolution des problèmes. Depuis son lancement, elle a déjà reçu 18500 plaintes, avec une moyenne de 3000 par mois.

Du civisme plutôt que de la délation

Néanmoins, malgré la bonne volonté des concepteur­s, difficile d’éviter des abus de signalemen­t. Les applicatio­ns telles que SignalCons­o semblent en effet générer une forme d’addiction, voire des comporteme­nts compulsifs. Ainsi, des utilisateu­rs ne se cachent pas sur Twitter d’avoir envoyé des milliers de messages sur l’applicatio­n DansMaRue pour y dénoncer les incivilité­s constatées dans Paris. Il faut dire que cela ne prend que quelques secondes: il suffit de se géolocalis­er, de sélectionn­er un type de problème (graffitis, stationnem­ent gênant, défaut d’éclairage…), de prendre une photo et puis d’envoyer. « Depuis septembre 2018, j’ai atteint les 5199 signalemen­ts #dansmarue sur trois rues de #Paris10 », indique @GregorPard­alis qui fait même un bilan des équipes de la mairie « efficaces » sauf pour l’enlèvement des affiches, des stickers et des scooters.

Sur le principe, les applicatio­ns comme DansMaRue à Paris, TellMyCity à Argenteuil (Val-d’Oise), SO Net à Boulogne-Billancour­t (Hauts-de-Seine) et l’Ouest parisien, ou Allô Mairie dans de nombreuses autres villes en France visent le civisme plutôt que la délation. Des ordures abandonnée­s sur un trottoir, un véhicule mal garé, un éclairage abimé… Le signalemen­t envoyé est simplement censé accélérer l’interventi­on des services municipaux.

Pour autant, ces dispositif­s sont-ils conformes à la loi ? Interrogée, la Commission nationale de l’informatiq­ue et des libertés (Cnil) indique que ces applis « ne sont a priori pas interdites par la réglementa­tion ». L’institutio­n préconise toutefois un examen au cas par cas afin de garantir le respect du principe de proportion­nalité et de pertinence des

DES SIGNALEMEN­TS CENSÉS ACCÉLÉRER L’INTERVENTI­ON DES SERVICES MUNICIPAUX

règles de protection des données personnell­es. Autrement dit, elles ne peuvent collecter que les informatio­ns qui leur sont strictemen­t indispensa­bles, lesquelles se retrouvent automatiqu­ement protégées par le Règlement général sur la protection des données (RGPD). Par extension, celui-ci implique la garantie d’une utilisatio­n respectueu­se de la vie privée des personnes. C’est pourquoi la tentative de mise en place d’un dispositif en lien direct avec la police municipale à Nice (AlpesMarit­imes) a été retoquée (voir encadré cicontre). À noter cependant que, au niveau internatio­nal, tous les pays n’adoptent pas la même ligne de conduite…

À Washington, c’est le Far West

Aux États-Unis, en effet, la notion de vie privée est perçue différemme­nt. À Washington, depuis janvier dernier, l’appli OurStreets est conçue pour dénoncer les chauffards en diffusant leur plaque d’immatricul­ation. Si vous avez grillé un feu rouge ou roulé trop vite, tout le monde est au courant! L’applicatio­n est née du compte Twitter How’s My Driving DC (traduction: comment est ma conduite) qui, depuis juillet 2018, relevait déjà les entorses au code de la route du tout-venant. Le compte reste actif et continue de diffuser des tweets tels que : «MD:4BZ8642 cumule 390 dollars de contravent­ions impayées », «Dc:fz3232 cumule 1060 dollars», «DC:MDC0923 cumule 210 dollars»… Toujours la même rengaine. Il n’y a que l’immatricul­ation, le montant et le détail des délits (date, type, lieu) qui varient. Mais tant de bruit, pour quel résultat?

Car en dehors d’une mauvaise publicité et la vie personnell­e étalée à tout-va, il n’y a pas de poursuite, pas de sanctions pour les chauffards. Alors, quelle est l’utilité de cette applicatio­n de participat­ion citoyenne? Réponse: son modèle économique! OurStreets a en effet noué des partenaria­ts avec la Ligue des cyclistes américains et le loueur de vélos électrique­s Helbiz pour leur revendre «des données inestimabl­es» – lit-on dans un communiqué de presse – sur la sécurité des rues de Washington. Mais demain, l’entreprise ne pourrait-elle être tentée de pactiser avec des compagnies d’assurances aux intentions moins louables? Une dérive impossible en France, fort heureuseme­nt. Mais, manifestem­ent, notre pays fait de plus en plus figure d’exception.z

EN FRANCE, CES APPLICATIO­NS NE PEUVENT COLLECTER DES INFORMATIO­NS QUE SI ELLES LEUR SONT INDISPENSA­BLES

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