CONTRE-ENQUÊTE Ces applis qui dénoncent les incivilités
De vrais mouchards ?
Incivilités, encombrants sur la chaussée, véhicules mal garés, automobilistes dangereux… Des applications impliquent les citoyens pour améliorer leur cadre de vie en leur permettant de signaler des anomalies. Nous transforment-elles pour autant en dénonciateurs ?
C «’est un appel à la délation ! » Les commerçants de l’Isère ne décolèrent pas depuis la mise en place du dispositif d’alerte SignalConso. La Fédération des groupements commerciaux du nord-Isère s’est levée contre cette plateforme qui invite les consommateurs à dénoncer les dérives des professionnels auxquels ils ont affaire. Elle jetterait sur le syndicat « l’opprobre et l’anathème ». Instaurée par le gouvernement en février, après deux ans de test en Centre-Val de Loire et Rhône-Alpes, ce site web (signal.conso.gouv.fr) centralise les plaintes à la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). Libre au consommateur d’y signaler aussi bien un refus de service, que des tarifs jugés prohibitifs ou une publicité mensongère. Bref, les clients pointilleux ont de quoi faire puisque SignalConso propose un panel de problèmes classés par catégories sectorielles : achat/magasin, café/restaurants, services aux particuliers, immobilier…
Calomnies et vengeance des clients
« Une véritable épée de Damoclès sur les indépendants de ce pays avec une ambiance délétère […] Tout le monde va pouvoir servir d’indic sur votre petit commerce et votre boutique artisanale!», dénonce sur leur blog les Citrons facilement exploitables, un mouvement de travailleurs indépendants, artisans et petits commerçants (bit.ly/3dMNJc6). La crainte porte sur la dénonciation abusive et la vengeance de clients mécontents. D’autres accusent sur Twitter: « La DGCCRF délègue son boulot aux citoyens. On glisse lentement mais sûrement vers la délation pure et simple. Et un client mauvais payeur/voleur pourra même utiliser #SignalConso pour faire du chantage », s’insurge un internaute. S’il est vrai qu’il y a des dénonciations calomnieuses, ce ne serait cependant « pas plus qu’avant la création de la plateforme lorsqu’on recevait les plaintes par mail», rectifie Magali MarcelGarreau, chef de projet à la DGCCRF.
L’idée de cette plateforme, créée avec des professionnels et des associations de consommateurs, est de rétablir le dialogue entre les commerçants et leurs clients afin de faciliter la résolution des problèmes. Depuis son lancement, elle a déjà reçu 18500 plaintes, avec une moyenne de 3000 par mois.
Du civisme plutôt que de la délation
Néanmoins, malgré la bonne volonté des concepteurs, difficile d’éviter des abus de signalement. Les applications telles que SignalConso semblent en effet générer une forme d’addiction, voire des comportements compulsifs. Ainsi, des utilisateurs ne se cachent pas sur Twitter d’avoir envoyé des milliers de messages sur l’application DansMaRue pour y dénoncer les incivilités constatées dans Paris. Il faut dire que cela ne prend que quelques secondes: il suffit de se géolocaliser, de sélectionner un type de problème (graffitis, stationnement gênant, défaut d’éclairage…), de prendre une photo et puis d’envoyer. « Depuis septembre 2018, j’ai atteint les 5199 signalements #dansmarue sur trois rues de #Paris10 », indique @GregorPardalis qui fait même un bilan des équipes de la mairie « efficaces » sauf pour l’enlèvement des affiches, des stickers et des scooters.
Sur le principe, les applications comme DansMaRue à Paris, TellMyCity à Argenteuil (Val-d’Oise), SO Net à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine) et l’Ouest parisien, ou Allô Mairie dans de nombreuses autres villes en France visent le civisme plutôt que la délation. Des ordures abandonnées sur un trottoir, un véhicule mal garé, un éclairage abimé… Le signalement envoyé est simplement censé accélérer l’intervention des services municipaux.
Pour autant, ces dispositifs sont-ils conformes à la loi ? Interrogée, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) indique que ces applis « ne sont a priori pas interdites par la réglementation ». L’institution préconise toutefois un examen au cas par cas afin de garantir le respect du principe de proportionnalité et de pertinence des
DES SIGNALEMENTS CENSÉS ACCÉLÉRER L’INTERVENTION DES SERVICES MUNICIPAUX
règles de protection des données personnelles. Autrement dit, elles ne peuvent collecter que les informations qui leur sont strictement indispensables, lesquelles se retrouvent automatiquement protégées par le Règlement général sur la protection des données (RGPD). Par extension, celui-ci implique la garantie d’une utilisation respectueuse de la vie privée des personnes. C’est pourquoi la tentative de mise en place d’un dispositif en lien direct avec la police municipale à Nice (AlpesMaritimes) a été retoquée (voir encadré cicontre). À noter cependant que, au niveau international, tous les pays n’adoptent pas la même ligne de conduite…
À Washington, c’est le Far West
Aux États-Unis, en effet, la notion de vie privée est perçue différemment. À Washington, depuis janvier dernier, l’appli OurStreets est conçue pour dénoncer les chauffards en diffusant leur plaque d’immatriculation. Si vous avez grillé un feu rouge ou roulé trop vite, tout le monde est au courant! L’application est née du compte Twitter How’s My Driving DC (traduction: comment est ma conduite) qui, depuis juillet 2018, relevait déjà les entorses au code de la route du tout-venant. Le compte reste actif et continue de diffuser des tweets tels que : «MD:4BZ8642 cumule 390 dollars de contraventions impayées », «Dc:fz3232 cumule 1060 dollars», «DC:MDC0923 cumule 210 dollars»… Toujours la même rengaine. Il n’y a que l’immatriculation, le montant et le détail des délits (date, type, lieu) qui varient. Mais tant de bruit, pour quel résultat?
Car en dehors d’une mauvaise publicité et la vie personnelle étalée à tout-va, il n’y a pas de poursuite, pas de sanctions pour les chauffards. Alors, quelle est l’utilité de cette application de participation citoyenne? Réponse: son modèle économique! OurStreets a en effet noué des partenariats avec la Ligue des cyclistes américains et le loueur de vélos électriques Helbiz pour leur revendre «des données inestimables» – lit-on dans un communiqué de presse – sur la sécurité des rues de Washington. Mais demain, l’entreprise ne pourrait-elle être tentée de pactiser avec des compagnies d’assurances aux intentions moins louables? Une dérive impossible en France, fort heureusement. Mais, manifestement, notre pays fait de plus en plus figure d’exception.z
EN FRANCE, CES APPLICATIONS NE PEUVENT COLLECTER DES INFORMATIONS QUE SI ELLES LEUR SONT INDISPENSABLES