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La chronique de David Abiker

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Chroniqueu­r radio, internet, TV et presse, David Abiker se passionne pour la société numérique et ses objets

Je n’avais pas revu mon ami Thierry C. depuis des mois, alors je l’emmène se promener dans la forêt. On en ressort toujours un peu plus vivant, plus stimulé, avec un immense appétit de la vie et du reste. Dans une autre vie, j’aurais adoré être forestier à l’Office national des forêts.

Mais pour l’heure, nous marchons dans ces bois des Yvelines et refaisons le monde. Soudain, le chien marque l’arrêt, lève une patte. Un buisson bouge. On n’est pourtant pas au bois de Boulogne. En sortent deux types en treillis. – Pardon, bonjour, on fait un stage de survivalis­me. On voudrait rejoindre le centre du village. C’est par où ?

Je donne une fausse direction, les types partent en courant. Thierry me demande: – Mais pourquoi tu leur indiques le chemin opposé ? – Parce que c’est ça la survie: se perdre, apprendre, tomber sept fois, se relever huit…

Et je lui raconte mon surf sur internet à la découverte des sites qui proposent des stages de survivalis­me. Un univers impitoyabl­e. Celui de la concurrenc­e des spécialist­es reconverti­s dans le frisson vert. Il y a Stage-de-survie-nature.com, Adrenactiv­e.com, Invictus-France.fr, Survivorat­titude.com, Cap-adrenaline. com. Il existe même une académie des stages de survie.

Nous croisons un autre survivalis­te, les yeux cernés, le sac à dos tout plein de boue. Épuisé, Rambo.

– Vous n’auriez pas une barre chocolatée ?

– Non, malheureus­ement. On a formidable­ment petit-déjeuné, on n’a rien. Il y a un McDo à 15 km, si ça vous dit.

Écolos, complotist­es, sportifs, curieux collapsolo­gues, avant de trouver refuge dans la forêt, ces convaincus de la fin du monde ont pris le maquis sur internet. C’est là que j’ai appris des mots nouveaux comme, par exemple, le stage «bushcraft» qui signifie «l’art des bois», autrement dit un stage pour survivre en forêt. Sur le site Nopanic.fr, entièremen­t consacré au monde d’après, j’ai trouvé un glossaire survivalis­te. Il y a le « bug in » qui consiste à se retrancher pour s’isoler d’un événement ; l’« EDC » (pour « everyday carry »), le matériel qu’il faut avoir sur soi pour survivre; ou le « BOB » (« bug out bag »), le sac à préparer et à prendre en cas d’évacuation soudaine. À ne pas confondre avec le « BIB » (« bug in bag »), le sac de confinemen­t. Une fois dans la forêt, on construit une « BAD », une base autonome durable et on vit « WROL », soit « sans l’ordre ni la loi»!

Nous poursuivon­s notre balade. Je repère un feu de camp éteint. Un cri retentit. Une fille surgit sur le sentier, en laine polaire avec son copain qui traîne la patte.

– Vous pourriez nous prêter un portable? Il s’est foulé la cheville, on voudrait demander à sa mère de venir nous chercher. – Ah ! ben… J’ai plus de batterie… C’est dommage, le village n’est pas loin !

Charitable, je montre la bonne direction. Thierry se souvient de son service militaire. Il l’a fait dans les commandos parachutis­tes. Qu’est-ce qu’on en bavait! Moi je me souviens de ma formation d’officier. À l’époque, les portables n’existaient pas. Une nuit, par moins huit degrés, ma gourde avait gelé. C’est bête, du temps de la conscripti­on, bien avant qu’internet casse les prix, les stages de survie de l’armée étaient gratuits. Je me souviens même qu’on était payés. Pas lourd, mais on était payés. Mais quand on avait faim, on se faisait engueuler. Et quand on traînait la patte, on se faisait encore engueuler. Le couple repart, lui épaulé par elle. Je confesse à Thierry un fantasme un peu curieux.

– Je rêve d’organiser un stage de survivalis­me non mixte avec des bourgeoise­s des beaux quartiers. Chacune ferait un gâteau ou une tarte salée, et on irait les manger dans la forêt, et on dormirait sous la même tente géante en se réchauffan­t à une douzaine dans nos duvets, moi au milieu…

– Ça s’appelle un pique-nique…

Le grand barbu qui arrive au loin à l’air plus expériment­é. – Vous n’avez pas vu mes stagiaires ?

– Si, on en a croisé plein. Ils sont tous en état de choc. Bon courage, hein ?

Thierry m’a tout raconté de sa vie pendant ses deux heures de balade. Son travail, ses nouveaux clients, cette période de m… Elle semble exciter tous les illuminés de la Toile qui espèrent que leurs rêves de Grand Soir ou d’apocalypse (qui sont mon cauchemar) inventeron­t, un jour, une autre réalité. D’ailleurs, je me demande pourquoi ces gens se donnent rendez-vous en forêt. Ce n’est pas dans la forêt qu’on survit aujourd’hui, c’est dans certains quartiers, dans certaines exploitati­ons agricoles. C’est dans la vraie vie qu’on survit, pas dans les bois.

Bientôt 13 heures, il fait faim. Je connais une très bonne auberge pas loin. On y mange pour pas cher un excellent boeuf bourguigno­n. C’est là qu’il faut refaire le monde, à défaut d’y survivre…˜

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