ON NE S’HABITUE PAS
Paraît qu’on s’habitue à la pire barbarie… » Mercredi 21 octobre, lors de l’hommage national à Samuel Paty, une voix s’est élevée dans la cour de la Sorbonne pour lire un poème du chanteur Gauvain Sers à la mémoire de ce professeur victime du terrorisme. Ce même jour paraissait une nouvelle édition de votre magazine. Dedans, pas une ligne, pas un mot sur les événements qui occupaient pourtant nos esprits, sur notre sidération, notre révolte, notre horreur – ces mêmes sentiments qui nous submergent encore, au moment où nous écrivons, en apprenant l’attaque au couteau perpétrée ce 29 octobre à Nice. Dedans, pas une ligne, pas un mot sur la propagation de la haine en ligne, sur la responsabilité des réseaux sociaux. Nous serions-nous habitués? Non. La date de bouclage de ce numéro, la veille de l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine, explique notre silence. Mais notre réflexion est engagée. À double titre. D’une part en tant que journalistes dont le métier comporte de nombreux points communs avec celui d’enseignant. À commencer par son principe de transmission, d’informations en ce qui nous concerne. D’autre part parce que les usages du numérique, et donc d’internet, sont au coeur de nos préoccupations.
Comment
en est-on arrivé là? D’aucuns affirment que si elle n’avait pas été censurée au mois de juin par le Conseil constitutionnel, la proposition de loi de Laetitia Avia, députée LREM de Paris, aurait évité la tragédie. Pour mémoire, celle-ci entendait imposer aux opérateurs du web de retirer systématiquement sous vingt-quatre heures les publications jugées haineuses, et dans l’heure celles faisant l’apologie du terrorisme. Pourtant, il existait déjà d’autres garde-fous. Tel le site Pharos du ministère de l’Intérieur qui, depuis 2009, facilite le signalement aux forces de l’ordre des contenus suspects ou illicites. Mais avec seulement 28 enquêteurs pour traiter plus d’un million et demi de signalements depuis sa création. D’aucuns affirment qu’il faut en finir avec l’anonymat sur internet. Pourtant, celui-ci est déjà mis à mal depuis 2004, par l’article 6 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique, qui impose aux plateformes en ligne – et donc aux réseaux sociaux – de conserver les données permettant l’identification des auteurs de propos délictueux et de les communiquer à la demande des autorités judiciaires. Est-ce suffisant toutefois, alors qu’un simple logiciel suffit à masquer l’identité de n’importe quel ordinateur ou smartphone. Comme beaucoup, nous nous interrogeons.
Cependant,
une fois n’est pas coutume, cet édito n’annonce en rien un quelconque dossier ou article consacré au sujet dans ce numéro. Nous préférons nous accorder le temps de l’investigation et de la confrontation des points de vue. Aussi parce que le gouvernement promet la mise en place prochaine de nouveaux dispositifs de prévention et de répression. «En décembre, des annonces seront faites, un texte sera proposé à l’échelle européenne, dans le cadre du Digital Services Act qui va proposer des mesures exigeantes vis-à-vis des plateformes », a précisé Laetitia Avia au micro de France Info, le 19 octobre. Rendez-vous est pris avec elle pour en discuter. Pour commencer. Et rendez-vous est pris avec vous, prochainement, pour la retranscription de cette interview, et découvrir dans le même temps le fruit de notre enquête. Parce que, nous non plus, on ne s’habitue pas.