La personnalité de la quinzaine
NICOLAS NOVA :
Pour son nouveau livre, le sociologue et docteur en informatique franco-suisse a enquêté sur les usages du smartphone dans notre société.
Le chercheur franco-suisse publie Smartphones :
une enquête anthropologique, fruit d’un travail de terrain mené à Genève, Los Angeles et Tokyo pour sa thèse en 2018.
Professeur à la Haute école d’art et de design de Genève, Nicolas Nova est également cofondateur du Near Future Laboratory une agence de prospective et d’innovation. Dans son livre Smartphones : une enquête anthropologique, paru en juin (éd. Métis Presses), il s’intéresse à l’usage de cet outil dans notre société.
01NET Qu’est-ce qu’un smartphone ? NICOLAS NOVA Un objet, un outil, une interface, et même les trois à la fois, qui propose un nombre d’activités croissantes en société.
01NET Dans votre ouvrage, vous parlez de domestication. Entendez-vous que cet appareil est un animal sauvage ?
N. N. Savoir le manier pour ne pas avoir à le subir, c’est la clé. Il faut donc apprendre à le domestiquer. En effet, les compétences d’utilisation ne sont pas également réparties à travers la population. Certaines personnes savent gérer les notifications quand d’autres en sont submergés et n’arrivent pas à sortir la tête de l’eau. Il faut être capable de tenir son téléphone à la fois proche de soi et à distance.
01NET Vous associez le smartphone à six objets : la laisse, la prothèse, le miroir, le cocon, la baguette magique et la coquille vide. Expliquez-nous en quoi il leur est semblable.
N. N. C’est très simple. La laisse, c’est le fait d’avoir constamment son smartphone à la main. Nous le tenons en laisse autant que lui nous tient en laisse avec ses alertes qui nous poussent toujours plus à l’utiliser. Pour la prothèse, j’imagine une discussion entre deux personnes : à un moment, l’une d’entre elles n’arrive plus à se souvenir de l’acteur du film qu’elle a vu la veille et va se mettre à le rechercher sur son téléphone. Regarder le nombre de pas que l’on a fait dans une journée est pour moi représentatif du miroir. Commander à manger avec son téléphone en quelques clics a tout de la baguette magique. Il peut être un cocon lors d’un rassemblement familial, pour se recroqueviller sur soi-même quelques instants. Enfin, s’il est cassé ou que sa batterie est vide, le smartphone devient véritablement une coquille vide.
01NET Pensez-vous que d’autres métaphores soient possibles ?
N. N. S’il y en a bien une qui tient une place de plus en plus croissante aujourd’hui, c’est celle du mouchard. Avec le suivi de données de la part des grandes entreprises, l’évolution du smartphone suscite des inquiétudes quant au respect de notre vie privée.
01NET Et s’il était amené à disparaître, avez-vous déjà réfléchi à ce qui pourrait le remplacer ?
N. N. À vrai dire, pas vraiment. On peut imaginer que le smartphone change dans le but de suivre un enjeu environnemental, que des matériaux moins polluants soient utilisés dans sa fabrication. Mais s’il était vraiment amené à disparaître, ce serait sûrement dans le but de répondre à des promesses technologiques telles que l’utilisation d’implants ou de prothèses. Il est intéressant de voir que certains outils, que l’on pourrait considérer comme obsolètes, sont encore utilisés aujourd’hui. Ils ont traversé l’histoire parce qu’ils se sont avérés efficaces, comme les claviers d’ordinateur qui sont un héritage de la machine à écrire.
01NET Aujourd’hui, les smartphones, et les écrans en général, sont associés à l’isolement et à l‘addiction.
Que pensez-vous de ces accusations ?
N. N. J’y vois surtout une forme de panique morale, phénomène observé à chaque avancée technologique dans l’histoire. Pendant l’Antiquité, par exemple, certains Grecs s’inquiétaient du passage de la culture orale à celle de l’écrit, pensant que les gens auraient des problèmes de mémoire car ils se mettraient à lire. Au Moyen Âge, le développement de l’imprimerie suscita une vive inquiétude chez les moines copistes, qui pensaient qu’avec la fin des manuscrits, les bibliothèques allaient se vider. Je suis très souvent amusé par une image que je vois sur les réseaux sociaux. Il s’agit d’un montage de deux photos prises dans un train à une centaine d’années d’intervalle: d’un côté, tout le monde a la tête dans son journal, de l’autre, dans son smartphone. Les premiers ne sont pas critiqués quant à leur addiction au papier quand les autres le sont vivement par rapport à leur écran.
01NET Pour en revenir aux objets, quel est selon vous celui qui a le mieux symbolisé l’appareil pendant le confinement, au printemps ?
N. N. C’est le cocon. Nous étions tous ensemble confinés chacun dans un endroit mais nous pouvions nous extraire de notre bulle en communiquant avec les autres. Nous vivions tous la même chose sur notre mobile, via les messageries instantanées ou les réseaux sociaux.
01NET Quelle est la singularité du smartphone en tant qu’outil multifonction ?
N. N. Si vous prenez un couteau suisse, toutes les fonctions qu’il propose sont indépendantes les unes des autres. Dans le cas du smartphone, c’est différent: toutes les fonctions sont liées les unes aux autres et interagissent parfois de concert. C’est ce qui en fait un objet inédit dans l’histoire de l’humanité.
« NOUS LE TENONS EN LAISSE AUTANT QUE LUI NOUS TIENT EN LAISSE AVEC SES ALERTES »