La chronique de David Abiker
Chroniqueur radio, internet, TV et presse, David Abiker se passionne pour la société numérique et ses objets
14 est rentrée l’autre soir du lycée ( je ne vois pas grandir 14). Je faisais frire des saucisses quand elle a sorti de son sac un portrait réalisé par le photographe du lycée.
– Tu t’es encore défrisé les cheveux alors que tes boucles sont si jolies, ai-je dit jouant mon rôle normatif d’emmerdeur conventionnel.
TKT, m’a-t-elle répondu.
–
– Et puis tu as mis le plus moche de mes pulls. Mais qu’avezvous donc à adorer cette couleur moutarde Amora. Je ne porte ce pull que pour descendre les poubelles !
Elle est partie dans sa chambre et j’ai regardé le portrait abandonné sur la table. Ce portrait individuel réalisé par l’école et vendu douze ou quinze euros chaque année est devenu une anomalie. Au temps des selfies, cette chose est à la photographie ce que la calèche est à la voiture électrique. Mais nous achetons ce portrait chaque année. Comme un devoir civique.
Ce portrait ressemble à tous les autres des années précédentes, mais avec un truc en plus. Ce qui réunit tous ces portraits, c’est l’air sage de ma fille. Un air qui n’appartient qu’au pacte secret signé entre elle et son établissement. Cet établissement où elle est heureuse et qui obtient d’elle, avec la complicité du photographe, cette mine posée, assagie, tranquille de prix Nobel de physique.
Je n’ai jamais pu obtenir de ma fille une pareille mise. Mais, en ouvrant l’album photo familial, celui que ma mère a fait pour moi à la naissance de 18, je retrouve une photo de moi prise par le photographe de l’école. Curieux comme ce jaune moutarde Amora (qui tire sur la merde de pigeon hépatique) était déjà à la mode.
Les photographes qui oeuvrent en milieu scolaire ont un don. Ils attrapent la sagesse des enfants, ils la voient et savent la figer sur la pellicule. Mais ils font plus que ça. Ces gens résistent. Ils résistent à la destruction ordonnée et consommée de l’industrie photographique par le smartphone. Plus encore, ils maintiennent la tradition. Dans ce combat inégal contre la modernité, ils s’interdisent les bouches en canard des selfies, ils se battent contre les filtres Instagram, ne cèdent pas à la tentation des logiciels de retouche embarqués ou des faux cils numériques. Ils luttent pour la tenue républicaine…
Ces fabricants officiels d’enfants sages comme une image propagent la tradition du pull moutarde à col V, du nez qui brille, de l’épi maîtrisé et du cratère frontal rougi par la chasse au point noir. C’est grâce à eux qu’on donne aux enfants sur ces portraits le bon Dieu sans confession. Celui qu’ils ont fait de moi dans les années 1970 ressemble à celui qu’ils avaient fait de mon père et qu’ils ont fait la semaine dernière de ma fille.
Rendons grâce à cette école photographique, discrète, mais qui sait protéger son style immuable face aux ravages de l’autoportrait téléphonique.
Tout à ces considérations, je cherche la photo de classe de 14. Je ne la trouve pas. Comment faire une photo de classe avec la distanciation? Vont-ils y renoncer? Je me souviens de ma photo de classe de seconde. Toujours derrière, trop grand. À côté de moi, Stéphanie P., aux yeux de Méditerranée, dont j’étais fou. Patrick G. et Olivier M., deux prix Nobel de déconnade. Emmanuel V., avec qui je parlais livres et disques. Et ce débile de prof de sciences, en blouse blanche, qui nous terrorisait. Aurions-nous fait des selfies avec un smartphone si Sony l’avait inventé en 1982 au lieu d’inventer le baladeur jaune? Certainement. Je feuillette l’album de ces années-là, m’y attarde. Me fredonne un slow de Phil Collins de l’époque Against All Odds. Surgissent du passé non plus des photos de classe mais la vidéo d’une adolescence sans pandémie.
Soudain ça sent le brûlé. Je me retourne vers le présent de ma cuisinière pour y trouver mes saucisses brûlées dans la poêle, sacrifiées sur l’autel de la nostalgie.