« TWITTER SE MET EN INFRACTION ET LE PARQUET ABDIQUE FACE À SON BRAS D’HONNEUR »
[ses] soins lors de l’audition et de l’enquête ». Elle comprend que le réseau social a refusé de coopérer.
Moins critique vis-à-vis des nouvelles dispositions législatives, Georges Salines, lui, attend néanmoins « de les voir mises en oeuvre ». Ce médecin, père d’une victime du Bataclan, a également fait l’objet, l’été dernier, de menaces sur Twitter, après une prise de position identique à celle d’Aurélia Gilbert. « Le message de trop a été celui qui appelait à passer tous les collaborateurs par les armes ou, mieux, à les jeter du haut d’un pont », confie-t-il. Une référence à la répression meurtrière du 17 octobre 1961 à Paris, durant laquelle de nombreux manifestants algériens pro-indépendantistes ont été jetés depuis des ponts dans la Seine. Georges Salines porte donc plainte, lui aussi. Sans plus de succès. « Le procureur m’a expliqué qu’il avait écrit à la société Twitter qui n’avait pas répondu, et que l’affaire était classée sans suite. » D’où sa décision, le mois dernier, de finalement poursuivre en justice le réseau social, avec Nicolas Hénin et Aurélia Gilbert.
Maître Éric Morain, leur avocat, résume la situation : « Les enquêteurs adressent tous les jours des réquisitions judiciaires à
des établissements bancaires ou à des opérateurs téléphoniques pour leur demander des relevés de compte, des factures détaillées… C’est une obligation dans le code de procédure pénale de déférer à ces réquisitions, et il ne viendrait pas à l’idée de la BNP, d’Orange ou de Free, par exemple, de ne pas le faire. C’est un acte assez banal d’investigation, et les autorités adressent de la même façon, régulièrement, des réquisitions à Facebook ou à Twitter. Twitter a même créé une adresse mail réservée à ce genre de demandes. Sauf que, si Facebook collabore depuis deux ou trois ans, en ce qui concerne Twitter, on reçoit des classements sans suite du parquet faute de réponses. C’est-à-dire que non seulement Twitter se met en infraction avec la loi française, mais en plus, le parquet abdique face à ce qui est un réel bras d’honneur. »
Alors quand on parle à Éric Morain des articles 18, 19 et 19 bis de la loi confortant le respect des principes de la République, l’avocat répond que « ce n’est pas la France qui va trancher la question, elle se réglera d’abord au niveau européen avec le Digital Services Act ». C’est-à-dire pas tout de suite. Paradoxalement, il regrette cependant que seul le parquet de Paris se soit vu doté en janvier d’un nouveau pôle spécialisé contre la haine en ligne. « Quand vous allez dire à ceux qui sont menacés sur internet que leur dossier va être traité à Paris alors qu’ils vivent dans le Gers, on éloigne les justiciables de leur juge ! Alors, certes, on ne peut pas mettre un pôle spécialisé dans les 180 tribunaux judiciaires de France, mais on a bien créé des JIRS, c’est-à-dire des juridictions interrégionales spécialisées pour la grande criminalité, dans neuf régions ; on pourrait agir de même pour les délits de haine en ligne. » Autrement dit, l’avocat plaide tout de même pour des actions nationales, mais de proximité, afin d’éradiquer le mal à sa racine. Et il n’est pas le seul.
Hasna Hussein, sociologue des médias, directrice de l’association de prévention de l’extrémisme violent Preva.net et membre de l’observatoire de la haine en ligne, défend cet autre angle d’attaque. Pour cette chercheuse, mettre la pression sur les réseaux sociaux ne suffira pas. « On peut instaurer les meilleures lois, mais si les acteurs concernés ne sont pas sensibilisés, on loupe une étape, assène-t-elle. Et je pense particulièrement aux éducateurs et aux professeurs qui observent des dérives, mais se sentent démunis parce que peu ou pas formés à l’usage des outils numériques. » Il ne s’agit donc pas seulement d’éduquer la jeunesse – comme le souhaite d’ailleurs Laetitia Avia, qui pousse, nous a-t-elle affirmé, à une généralisation d’un permis internet en primaire et au collège –, mais de mettre aussi à niveau les enseignants. « Pour cela, le plus simple est de renforcer les initiatives qui existent déjà, entre autres de la part des associations, plutôt que de repartir de zéro », estime Hasna Hussein.
David Doucet est une autre victime de la haine en ligne et l’auteur d’un livre sur le sujet*. Il alerte sur la responsabilité des médias et de chacun d’entre nous, à une époque où les réseaux sociaux se transforment souvent en tribunaux populaires au sein desquels la présomption de culpabilité l’emporte sur la présomption d’innocence.
Une responsabilité collective
David Doucet est un journaliste qui, le 8 février 2019, se retrouve subitement sur le banc des accusés. Pour sa participation à la Ligue du LOL, un groupe Facebook privé dont les membres – journalistes, blogueurs, communicants et publicitaires parisiens – auraient harcelé des personnes de leur entourage professionnel. C’est ce qu’affirme alors le quotidien Libération, provoquant l’emballement des réseaux sociaux où le hashtag #LigueDuLOL se met à circuler. Avec comme conséquence pour David Doucet, trois jours plus tard, de perdre son poste de rédacteur en chef des Inrockuptibles.« Mon employeur a cédé à la meute qui demandait des têtes, racontet-il. Et mon licenciement a été fêté comme il se doit par la foule en colère. J’ai découvert alors ce que c’était que de vivre son procès en ligne. Et le parcours du combattant pour sortir de ça et rétablir la vérité. » Mission impossible.« Comme beaucoup, poursuitil, je pense que j’avais sous-estimé l’impact des lynchages en ligne, et leurs conséquences professionnelles, sociales, mais aussi psychologiques. » Il lui faudra attendre un an pour voir un autre média revenir sur son histoire, différemment.
Le 25 février 2020, après six mois de contre-enquête et à la lumière d’une cinquantaine de témoignages, le journaliste Jean-Marc Manach parle sur Next INpact de « panique » et d’« accident médiatique », dans un article intitulé « La fabrique d’un “bourreau” idéal ». Pointant du doigt la publication par la presse de « témoignages non vérifiés, non étayés, à charge ». Et le fait que « tout le monde s’en félicitait, personne ne voyait le problème, alors qu’on assistait […] à un naufrage journalistique flagrant ». Mais cette fois, personne ne s’en fait l’écho sur les réseaux sociaux. Ni ailleurs. Alors qu’après ça, « il est presque impossible de retrouver une vie sociale, commente David Doucet. Et il n’y a quasiment aucun recours parce que la Cnil [NDLR : Commission nationale de l’informatique et des libertés] est submergée, et que le droit à l’oubli est encore une utopie ». Comme le prouve, entre autres, cette liste des membres de la Ligue du LOL que l’on trouve encore très facilement sur le web. Une liste, en plus, partiellement erronée.
Est-ce à dire que, face à la haine en ligne, le législateur se retrouve impuissant, incapable d’appliquer ses propres mesures? Sans doute ne faut-il pas aller jusque-là, « mais qu’il rédige, d’abord, des infractions de la manière la plus simple possible, insiste l’avocat Éric Morain. Comme dans le Code napoléonien où l’on trouve une définition du vol, la soustraction frauduleuse de la chose d’autrui, qui n’a pas changé depuis 1810. Alors que maintenant, dès qu’il y a une infraction numérique, on crée des définitions à rallonge qui font la joie des avocats et le cauchemar des magistrats. Parce qu’on peut y mettre à la fois tout et rien. Donc, si déjà on pouvait simplifier les choses dans la définition des infractions, on s’en porterait bien mieux ».À bon entendeur?z
* La Haine en ligne : enquête sur la mort sociale, de David Doucet, éd. Albin Michel, 2020.