DAVID ABIKER

Chroniqueur radio, internet, TV et presse, David Abiker se passionne pour la société numérique et ses objets.

L’autre jour, 14 et 18 sont venues me trouver avec cet air faux de l’adolescent vénal quand il a besoin d’argent. – Père, on voudrait de la moula.

– Pour quoi faire ? Tous les bars, cinés, Starbucks sont fermés, mieux vaut rester dans vos chambres et relire du Chateaubriand. – On veut de la moula, c’est les soldes…

Je les connais, gentilles avant la moula, odieuses dès réception. – Ah ! mes filles ! Retenez bien cette maxime : « Donne un poisson à tes filles, elles mangeront une fois. Apprends-leur à pêcher, elles n’auront jamais faim. »

– Mais qu’est-ce que tu racontes ? a couiné 14.

– « L’expérience est une lanterne qui n’éclaire que celui qui la tient », ai-je répondu en regardant la ligne d’horizon de la hotte aspirante de la cuisine.

– T’es dingue. Un peu de moula, par faveur! a repris la grande. – Pitié Papounet ! a gémi la puînée. – « Dire non aujourd’hui, c’est souvent préparer les oui d’après-demain », ai-je rétorqué en inventant cette citation que j’attribuais immédiatement au général de Gaulle. Pour clore le débat, je décidai de citer Monsieur Propre. – Mes filles, « le bonheur est facile à saisir du moment qu’on n’a pas les mains trop savonneuses ». J’ai senti que mes citations et maximes les exaspéraient. 14 et 18 se sont réfugiées dans leurs chambres en boudant. Et j’ai économisé quelques euros. En réalité, je dois remercier internet : depuis quelque temps, je ne m’exprime que par citations piquées sur LinkedIn et Facebook.

L’autre jour, ma femme m’a reproché d’avoir pris du poids. J’ai répondu : « Dans la vie, mieux vaut montrer ses vrais défauts qu’exhiber de fausses qualités. » Ma femme est repartie lire dans le salon et j’ai repris une saucisse.

Ça fait des années que je me balade sur internet et que je vois des citations sur les walls de Facebook, les stories d’Instagram ou les statuts de LinkedIn. Qu’ont-ils donc à publier des citations qui ne sont pas d’eux? Évidemment, ils veulent avoir l’air spirituels et faire des likes sans se fatiguer. Mais peut-être estce plus profond que cela?

Par exemple, ils citent René Char sans arrêt, toujours la même phrase : « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s’habitueront. » Pourquoi René, qu’on cite plus souvent qu’on ne le lit… Sinon, il y a Paulo Coelho : « Impossible? C’est juste une opinion. » Je l’ai ressortie à 14 la semaine dernière, elle me disait qu’elle n’arrivait pas à faire son devoir de philo.

Au bureau, je ne m’exprime plus que par citations. Hier, mon patron s’est énervé en comité de direction. Eh bien! j’ai cité Bouddha : « Être en colère, c’est comme saisir un charbon ardent pour le jeter sur autrui. C’est toi qui te brûles. » Eh bien !

(1) Professeur Procyon (Goldorak). (2) Caliméro. (3) Steve Jobs. il ne me parle plus depuis. Les citations, ça peut agacer… Un copain consultant a perdu une mission à force de mettre des citations ridicules dans ses slides. La dernière en date concluait sa présentation client : « Vous ne pouvez changer le début en revenant en arrière. Mais vous pouvez modifier le présent pour changer la fin. » Son client a ajouté : « Et si ma tante en avait, on l’appellerait mon oncle ? »

Mon copain n’a pas remporté le contrat. Il m’a téléphoné et j’ai pas pu m’empêcher de citer ceci : « L’échec, c’est le premier pas vers la réussite. »

– Ok, mais comment faire ? m’a-t-il demandé, bien avancé…

– « Le but est dans le chemin », j’ai répondu…

La citation d’internet, c’est un truc totalement inutile dans la vie pratique. Mais curieusement, les gens font semblant de croire que ça aide à agir. Prenez les citations de Steve Jobs : le plus souvent, elles sont débiles, mais comme le type a réussi, tout le monde le cite. Ceci dit, citer Steve Jobs m’a permis de ne pas rester muet dans ces dîners où des gens très intelligents prennent la parole. Ainsi j’ai bluffé tout le monde en disant : « Ce que tu décides de faire est aussi important que ce que tu décides de ne pas faire. » C’est du Steve Jobs mais je ne l’ai pas dit. Les femmes m’ont regardé autrement à ce moment et j’ai aimé voir la flamme de leurs yeux consumer leur désir. Les citations, c’est comme les souvenirs, ça peut aussi s’inventer.

Ma fille cadette, qui prépare son bac philo et qui sait comment me circonvenir, est revenue à la charge pour la moula des soldes. Dis-moi, Papa, pourquoi les vieux d’internet s’expriment avec des citations gênantes et malaisantes?

– Ils sont heureux de partager une maxime qui leur a plu, qui les inspire. Il faut s’inspirer dans un monde qui n’inspire pas confiance. Dans un monde où tout le monde baratine, où le mensonge n’est jamais loin, la citation d’internet réconforte, peu importe qu’on attribue à Jules César une citation sur le smartphone, la citation donne du sens.

– Du sens ?

– Oui, les gens veulent mettre du sens dans leur travail, leur statut Facebook ou leur ennui, alors ils citent et récitent.

– Et toi petit Papa chéri, tu as une citation préférée ?

– Oui.

– Alors, tu vas nous donner des sous pour les soldes ?

– Non.

– Pourquoi pas mon Papounet ?

– « Parce qu’au festin des loups il n’y a pas de dessert. » (1)

– « Mais c’est trop injuste ! » (2)

– « Tu sais, parfois, la vie te met un bon coup sur la tête, ne te laisse pas abattre. »(3)˜