01Net

c’était mieux avant !

Chroniqueu­r radio, internet, TV et presse, David Abiker se passionne pour la société numérique et ses objets.

-

Qui sont ces gens qui, dès 7 heures du matin, préemptent un transat au bord de la piscine avant de prendre leur petit déjeuner, puis partent faire des courses au port ou s’en vont au marché et ne reviennent à l’hôtel pour s’installer sur ledit transat que vers 16 heures? Il y en a suffisamme­nt sur mon lieu de vacances pour qu’à 10 heures du matin, autour du bassin, les transats soient inoccupés et pourtant égoïstemen­t réservés. Leur technique? Laisser un drap de bain, un paréo ou un sac en osier. Bientôt, il faudra disposer d’une app pour obtenir un transat… TransatLib?

Je suis seul face à des baigneurs fantômes à l’exception de cette sirène.

Elle doit avoir 25 ou 30 ans. (J’ai pris des renseignem­ents auprès de ma rédaction. Dans une chronique, mater en loucedé une jeune femme au bord d’une piscine est toléré de la part d’un vieux chroniqueu­r de plus de 50 ans si et seulement si la jeune femme a plus de 25 ans, le directeur de la rédaction se laissant une marge en cas de triviale poursuite judiciaire). Grâce à mes Ray-Ban miroir d’espion façon OSS 847, je peux regarder à loisir. Et deviner que dans le smartphone de notre vacancière, il y a l’été. Son été. Ses rendez-vous, les amis qu’elle géolocalis­e, les instas qu’elle poste ou regarde. Mais surtout, c’est toute une affaire de bronzer sans mettre du gras sur l’écran. Elle a étalé l’huile protectric­e sur son corps, évité habilement de mettre du gras sur le haut et le bas du maillot comme sur le paréo, n’a négligé aucune zone exposée pour éviter les traces ou les coups de soleil. Ensuite, elle a rebouché le flacon, l’a rangé, a essuyé ses mains et pris le smartphone.

Qu’elle est jolie avec ses gestes délicats, celle qui manipule avec précision et grâce son téléphone mobile. Quelle élégance dans la manière dont ses doigts caressent la surface lisse de l’écran, la main gauche portant l’appareil, la droite chatouilla­nt les applis. Enfin, je présume.

Car en fait je n’en sais rien.

Je donnerais cher pour savoir ce que se racontent cette jeune femme et son téléphone, l’été, au bord de la piscine. Je disposerai­s volontiers du matériel qui permet à l’antiterror­isme de surprendre les conversati­ons échangées par textos ou messages WhatsApp.

Un roman ? Elle pianote, elle pianote, elle sourit. Elle écrit à qui ? À son Jules ? À une amie ? À sa meuf ? À ses parents ? Tout est possible. Tiens, elle fait un selfie et elle aussi gonfle ses lèvres brillantes pour être plus « selfiable ». Et elle semble retenir un éclat de rire. J’aime bien qu’elle soit heureuse. C’est curieux ce manège intime du selfie. Je n’en fais jamais en maillot de bain car on croirait que j’ai autour de la taille cinq mètres de chipolatas géantes bien épaisses en guise d’« abdominabl­es ». Mon passé est lourd de saucisse.

Il est pour qui ce selfie ? Une copine, une target, un homme marié, un dos’*, pour ses parents, pour sa soeur? Quels genres de photos contient son téléphone? Peut-être des photos d’essayage de maillots ? La photo d’une tablée de copains ou de vacances à l’île de Ré ou à Palavas-lesFlots ? Les photos d’un mariage début juin ? Tandis que je me perds en conjecture­s et que mes verres miroir sont devenus l’écran total du petit cinéma estival qui se joue sous mes yeux, je commence à comprendre ce que « déconnecte­r » veut dire. Déconnecte­r, c’est ici même, par 35 deGrecs ( j’appelle « deGrecs » la chaleur en Grèce)… Déconnecte­r, c’est déconner de la cervelle en imaginant ce que contient la boîte noire de son téléphone. Déconnecte­r, c’est observer cette jeune femme qui n’a pas complèteme­nt coupé les ponts avec les réseaux se servir de son téléphone pour y souffler ses secrets, pour y jouer sa vie intime, pour y trouver des petites joies solaires, pour y semer et cueillir des confidence­s, pour s’y faire des courts-métrages tandis que les cigales accompagne­nt la musique jazzy que diffusent les enceintes perchées dans les oliviers blanchis à la chaux du jardin. Je me souviens des boîtes à secrets, des journaux intimes, des petites pochettes emperlousé­es et de ces sacs de plages à franges qui fascinaien­t le jeune homme que j’étais et qui regardait les filles à la dérobée dans les années 1980, sur une plage de Cassis.

Le smartphone enferme aujourd’hui tous ces mystères parfumés au monoï, petites pensées aromatisée­s, grands souvenirs, secrets sucrés, passes sanitaires QR code sans frontières, photos à la saveur de café frappé, rendez-vous sur Insta, tickets de ferry aux senteurs de fuel, smileys en souffrance, pocket calls distraits, SMS doux-amers… La fille au smartphone sur son transat, c’est tout une histoire qui raconte ma façon à moi de m’inventer son histoire. Je vais maintenant me mêler de mes affaires, plonger le nez dans mon livre (La Tâche de Philippe Roth) ou dans la piscine. Je remercie finalement toutes celles et ceux qui ont réservé aux aurores des transats qu’ils n’occuperont peut-être jamais.

* Au départ le dos’ est un diminutif de dossier, puis devient une abréviatio­n pour « affaire » ou « affaire de coeur ». Voir Closer.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France