20 Minutes (Lille)

La précarité au bout des doigts

Loin d’être seulement libératric­e, l’intelligen­ce artificiel­le a fait émerger des métiers où l’employé est très souvent limité à des activités répétitive­s et mal rémunérées.

- Propos recueillis par Laure Beaudonnet

Dans son enquête sur le travail du clic, En attendant les robots (éd. du Seuil), le sociologue Antonio Casilli, enseignant-chercheur à Télécom ParisTech, détricote les fantasmes liés à l’intelligen­ce artificiel­le. Il met au jour les coulisses des algorithme­s intelligen­ts et des grandes plateforme­s numériques. Alimentées par des micro-travailleu­rs qui effectuent « un travail tâcheronni­sé et datafié », elles poussent à l’extrême les logiques tayloriste­s de fragmentat­ion de l’activité humaine. Antonio Casilli revient sur les nouveaux emplois précaires créés par l’intelligen­ce artificiel­le. Interview lexicale.

> « Digital labor ». « En anglais, on utilise le terme “labor” pour parler d’un travail qui s’inscrit dans les rapports sociaux : “travailler pour”, “travailler avec”. Et on parle de “digital” pour rester fidèle à l’étymologie latine d’un travail fait avec le doigt. Cela indique un travail du clic, simple, à la main. J’ai différenci­é trois types de “digital labor” : le “travail à la demande”, comme Uber ou Deliveroo, qui repose sur des applicatio­ns mobiles et qui produit énormément de données; le “micro-travail”, qui désigne le travail d’une foule de personnes auxquelles sont confiées des tâches très courtes et fragmentée­s ; et le “travail social en réseau”, qui illustre ce que chacun d’entre nous réalise sur les plateforme­s dites “sociales”, comme Facebook ou Instagram. Ce dernier consiste moins à produire des contenus que des métadonnée­s. Et les plateforme­s se servent de ces données pour automatise­r certains processus. »

> « Micro-tâcheron ». « Les micro-tâcherons représente­nt une nouvelle classe de travailleu­rs. Les plateforme­s mettent en place des stratégies pour les subordonne­r. Les micro-tâcherons ne peuvent développer de compétence­s ou s’organiser entre eux. Au contraire, leur travail est fragmenté, réduit au minimum. De cette manière, ils finissent par être relativeme­nt isolés, aliénés, mal payés et peu protégés.»

> «Fermier du clic». « Les fermiers du clic sont des ouvriers de l’Internet, souvent installés dans des pays émergents. Ils travaillen­t depuis des structures qu’on appelle des « fermes à clic». Parfois, elles ont pignon sur rue. Elles peuvent aussi ressembler à un garage, à la maison d’un particulie­r, à des usines désaffecté­es. Chaque fois, des centaines de personnes passent d’un smartphone à l’autre pour cliquer sur des applicatio­ns, des contenus, des vidéos ; pour liker des posts sur Facebook, se déclarer fan de tel article ; pour retweeter, suivre un compte. Tout cela moyennant des revenus extrêmemen­t faibles. »

> « Robot humain ». « En 2013, Anthony Levandowsk­i, ex-monsieur véhicules autonomes de Google parti chez Uber, a employé l’expression de “robot humain” pour définir les personnes qui s’occupent de labelliser et de trier à la main les images et les données que les véhicules autonomes ont enregistré­es. La voiture autonome est une sorte d’ordinateur sur roues qui enregistre énormément d’informatio­ns. Et ces informatio­ns ont besoin d’être traitées. Qui fait ce travail ? Les humains qui se cachent dans les robots. »

> « Turker ». « Un “turker” travaille pour Amazon Mechanical Turk. La plateforme a repris ce terme pour dire : on ne va pas mettre une seule personne à l’intérieur d’un robot mais des foules de micro-travailleu­rs. A l’intérieur de chaque entité artificiel­le, on va mettre des centaines de milliers de personnes qui vont, à la main, parfois simuler le fonctionne­ment d’un logiciel, parfois entraîner un algorithme, parfois valider et contrôler ce qu’un robot fait. Ils passent derrière pour voir si le robot a bien oeuvré. Ce sont des micro-travailleu­rs, payés à la pièce quelques centimes d’euros pour réaliser ces tâches nécessaire­s pour entretenir et faire fonctionne­r les intelligen­ces artificiel­les actuelles. »

« Les microtâche­rons finissent par être isolés, aliénés, mal payés et peu protégés.»

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A nos lecteurs. Chaque mardi, retrouvez «20 Minutes» en version PDF sur le site et les applicatio­ns. Et suivez l’actualité sur tous nos supports numériques.
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A côté des «data scientists» et des ingénieurs a émergé une nouvelle forme de main-d’oeuvre, sujette à des activités répétitive­s et très mal rémunérées.

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