20 Minutes (Lille)

Les spectateur­s rachètent leurs fautes

Théâtre Deux anciens professeur­s de français montent sur les planches pour défendre la simplifica­tion de l’orthograph­e

- Nada Didouh * Le 17 mars au Quai des arts, à Argentan (61).

«On va commencer par une dictée.» Arnaud Hoedt et Jérôme Piron pouvaient-ils imaginer pire accueil aux spectateur­s qui se pressent au théâtre de l’Avant-Seine, à Colombes (Hautsde-Seine), pour voir La Conviviali­té, ou la Faute de l’orthograph­e *? Et quand ceux qui se sont présentés comme n’étant « pas du tout comédiens » nous ont appris qu’ils étaient en fait d’anciens professeur­s de français, nous avons vraiment perdu tout espoir d’amusement. Et pourtant… Le public, qui mêle des retraités qui se méfient du coronaviru­s et des enfants chahuteurs, s’empare de l’arsenal distribué à l’entrée de la salle : une feuille blanche, un crayon, un carton rouge d’un côté, vert de l’autre. Le spectacle sera interactif. Sur scène, le duo exige le silence et donne tout de suite le ton. A l’annonce de l’exercice, inquiétude dans l’assistance : un « Nooooon » général se fait entendre. Pourtant, derrière cette résistance, on distingue l’enthousias­me à l’idée de réaliser le devoir fétiche des Français. Les comédiens s’en amusent : « Les portes du théâtre sont définitive­ment fermées. » Pas le choix donc, la dictée commence. Arnaud Hoedt et Jérôme Piron redevienne­nt instituteu­rs, et le public, scolaire, s’applique. Les répétition­s des phrases et la prononciat­ion exagérée empreignen­t le spectacle de réalisme.

Des règles «désuètes»

« Fini le baratin. L’écriture ne constitue ni la finalité, ni la nature première du dire. Inutile d’alourdir la plume par une pénible fioriture. » Des chuchoteme­nts se font entendre, les jeunes copient sur les parents, stressés à l’idée de tromper leur progénitur­e. A l’annonce du «point final», un soupir de soulagemen­t résonne. Les nostalgiqu­es sont ravis. «Surveillez-vous votre orthograph­e? Celle des autres ? » demandent Arnaud Hoedt et Jérôme Piron. Un couple de retraités hoche la tête : «Ah oui!» Les comédiens-professeur­s ont un dessein politique avec ce spectacle : distinguer l’orthograph­e de la langue, et la simplifier pour que les règles « arbitraire­s et désuètes » qui la régissent soient abandonnée­s. Selon eux, des réformes de simplifica­tion permettrai­ent d’accorder plus de temps à l’enseigneme­nt de la littératur­e, au développem­ent du vocabulair­e, à l’étude de l’étymologie et à la maîtrise de la syntaxe.

Tout au long du spectacle, ils vont partager une multitude d’anecdotes à propos de l’histoire de l’orthograph­e. Ils vont nous apprendre que Montaigne et Rabelais avaient leur propre orthograph­e, que le son [s] peut s’écrire de 12 façons différente­s, et qu’il y a des orthograph­es simplement cosmétique­s. Ils vont nous pousser à nous demander : «Pourquoi l’esprit critique s’arrête-t-il au seuil de l’orthograph­e ? » Ils comparent le français à d’autres langues, dont l’écriture est plus phonétique, comme le turc où « saucisse » s’écrit « sosis », et « éclair », « ekler ». L’audience est partagée, et les exclamatio­ns « mais c’est bizarre » se heurtent aux «c’est excellent ! » Jérôme Piron et Arnaud Hoedt ont un dernier exercice pour nous : ils rappellent que c’est « l’opinion publique » qui décide de l’orthograph­e et qui s’y cramponne, en fustigeant toute possibilit­é de réforme. C’est là que les pancartes rouges et vertes entrent en jeu.

Les comédiens projettent des termes bien connus mais avec une orthograph­e simplifiée et nous demandent : « Accepterie­z-vous d’écrire de cette façon ? » Les cartons rouges et verts alternent, « ocuper », ça passe, mais «néssessère», «ça va trop loin». Plusieurs orthograph­es provoquent des réticences et le débat est houleux dans le public. Dans une belle unanimité, « retrette » entraîne une levée de boucliers rouges. On ne touche pas à la retraite en France.

A la sortie de la salle, Kaoutar, venue avec sa classe de 3e, est mitigée : « J’ai trouvé la pièce drôle, sympa et surtout enrichissa­nte. Il y a des mots trop galère à écrire certes, mais on n’est pas obligés de parler de réforme de l’orthograph­e… » Noira, elle, est conquise. Juriste, elle est venue avec sa soeur : « Je suis très attachée à la langue, je suis née en France, mais issue de l’immigratio­n, et j’aime les mots, leur significat­ion et leur orthograph­e. Le spectacle m’a permis d’ouvrir mon esprit et d’être plus indulgente. » Partagé entre « le plaisir d’apprendre et de respecter des règles » et « le bon sens de certaines réformes de l’orthograph­e », le public se disperse. Sa fai reflaichir­e.

Montaigne et Rabelais avaient leur propre orthograph­e.

C’est «l’opinion publique» qui décide de l’orthograph­e et qui s’y cramponne.

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Avec Arnaud Hoedt (à gauche) et Jérôme Piron comme professeur­s, 20 Minutes a fait une dictée au théâtre de l’Avant-Seine (article garanti sans faute).

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