20 Minutes (Montpellier)

«Les Américains aspirent à une société moins inégalitai­re » Gabriel Zucman, économiste français

Chaque vendredi, un témoin commente un phénomène de société

- Propos recueillis par Philippe Berry et Armelle Le Goff

« L’élection présidenti­elle de 2020 est caricatura­le. »

Pour la première fois depuis plus d’un siècle, les milliardai­res américains paient moins d’impôts en proportion de leurs revenus que les classes moyennes et populaires. Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, économiste­s français qui enseignent en Californie, analysent cet état de fait dans Le Triomphe

de l’injustice (éd. Seuil), paru le 13 février.

L’idée forte de votre livre, c’est que les impôts sont un outil de justice sociale. Pourquoi provoque-t-il le débat aux Etats-Unis ?

Avec l’élection de Ronald Reagan en 1981, les USA ont mis à bas un système de progressiv­ité du taux d’imposition, mis en place dans les années 1930, extrêmemen­t ambitieux. Si on regarde la période 1980-2018, pendant la révolution reaganienn­e, durant laquelle l’impôt est devenu beaucoup moins progressif, on voit que la croissance a diminué de 1,4 % par an en moyenne. Surtout, elle est devenue très inégalitai­re. En particulie­r pour les classes populaires. Les 50 % des Américains les plus pauvres ont connu une stagnation complète de leur revenu. Dans le même temps, on constate une explosion des revenus pour les 0,1 % les plus riches.

Pourtant, des années 1930 aux années 1980, les Etats-Unis avaient mis en place un système de progressiv­ité fiscale très avancé…

Pour comprendre jusqu’où les Etats-Unis sont allés en matière de progressiv­ité fiscale, il faut se souvenir du discours de Franklin Delano Roosevelt au Congrès en 1942 : « Aucun Américain ne devrait avoir, après impôts, un revenu de plus de 25 000 $ [1 million de dollars d’aujourd’hui]. » Il propose de créer un impôt de 100 % sur tous les revenus au-dessus de 25 000 $. Les parlementa­ires se sont mis d’accord sur un taux de 93 %, taux resté en vigueur jusque dans les années 1950, puis les années 1960 y compris du temps de Dwight D. Eisenhower. Ce qui témoigne du consensus de l’époque sur le fait d’utiliser le système fiscal

pour réguler les inégalités.

Comment s’opère le changement de paradigme des années 1980 avec la révolution reaganienn­e ?

Lorsque Ronald Reagan entre à la Maison-Blanche en 1981, le taux d’imposition sur les plus hauts revenus est de 70 %. Ronald Reagan tient alors ce discours célèbre : « Le gouverneme­nt n’est pas la solution, c’est le problème. » Ce discours légitime l’industrie de l’optimisati­on fiscale. En 1986, toutes les élites politiques sont persuadées qu’il n’est plus possible de taxer les plus hauts revenus et que la seule solution est de baisser leurs impôts. Aujourd’hui, les candidats démocrates à la primaire, et singulière­ment Elisabeth Warren et

Bernie Sanders, proposent la mise en place d’impôts sur les très grandes fortunes à un niveau extrêmemen­t élevé dans la pyramide des richesses. Si on regarde les enquêtes d’opinion, une majorité d’Américains considèren­t que, aujourd’hui, les grandes fortunes ne paient pas suffisamme­nt d’impôts. Il y a une forte demande pour lutter contre les inégalités. Pendant longtemps, le parti démocrate n’a pas répondu à cette demande. C’est en train de changer.

Quelle est la nature de vos contacts avec l’équipe de Bernie Sanders ?

Dès la primaire de 2016,

Sanders s’est emparé de nos travaux menés avec Emmanuel Saez sur les inégalités. Cela nous a permis d’échanger avec son équipe sur les questions fiscales. Au-delà de ça, on a souhaité avec Emmanuel Saez écrire un livre et un site qui en est le prolongeme­nt, Taxjustice­now.org, pour contribuer à un débat le plus large possible et le plus démocratiq­ue. Reste que l’élection de 2020 est caricatura­le : on a d’un côté un milliardai­re, Donald Trump, de l’autre, Michael Bloomberg, qui a déjà dépensé 365 millions de dollars et est no 2 dans les sondages sans avoir fait campagne. C’est une dérive ploutocrat­ique inquiétant­e dans un pays où le manque de recettes de l’Etat fédéral nécessite des mesures fortes.

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 ??  ?? L’économiste Gabriel Zucman, ici mardi à Paris, a publié Le Triomphe de l’injustice, qui mêle récit historique et analyse économique sur la fiscalité américaine.
L’économiste Gabriel Zucman, ici mardi à Paris, a publié Le Triomphe de l’injustice, qui mêle récit historique et analyse économique sur la fiscalité américaine.

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