Des victimes mises hors jeu
Contrairement aux Etats-Unis, la parole des femmes dans l’industrie du jeu vidéo en France se libère difficilement.
« J’ai écrit un post que vous devriez lire, j’y dénonce mon violeur. » Fin août, le témoignage de Nathalie Lawhead, une conceptrice indépendante aux EtatsUnis, a ébranlé l’industrie du jeu vidéo. La jeune femme a raconté, dans un thread posté sur Twitter, avoir été violée par un grand ponte de l’industrie vidéoludique. Très rapidement, les langues se sont déliées, et une vingtaine d’autres femmes du milieu ont à leur tour raconté sur les réseaux sociaux avoir été abusées ou harcelées sexuellement, dénonçant publiquement leurs agresseurs.
« On nous fait comprendre qu’on est très facilement remplaçables. » Zoé**, victime de harcèlement
En France, où l’industrie du jeu vidéo emploie près de 5 000 personnes pour un chiffre d’affaires de 4,3 milliards d’euros, cette « libération » de la parole outre-Atlantique est quasiment passée inaperçue. Alors que « ces problèmes [y] sont bien présents », confirme le Syndicat des travailleurs du jeu vidéo (STJV)*. « Quand les témoignages ont commencé à se multiplier sur Twitter, fin août, nous avons ouvert nos DM [messages privés] pour encourager les femmes en France à témoigner », rappelle Audrey Leprince, présidente de l’association Women in Games, qui oeuvre pour la promotion de la mixité dans le milieu du jeu vidéo. Mais très peu de victimes se sont manifestées. Pourquoi une telle omerta ? « La faible proportion de femmes dans les studios, la culture du crunch [période intense de travail avant le rendu d’un projet], l’entre-soi de l’industrie et le culte du secret qui en résulte contribuent à réprimer les possibilités d’action des victimes », analyse le STJV. Les cas de harcèlement au travail sont pourtant « nombreux », confie à 20 Minutes Zoé**, elle-même victime qui travaille dans un grand studio français : « Dès le départ, on nous fait comprendre que nous sommes très facilement remplaçables. » Des victimes qui ont osé parler publiquement, il y en a peu. Parmi elles, Fanny**, qui a décidé de tout plaquer il y a trois ans. « Lors d’une soirée entre camarades de boulot, l’un de mes collègues masculins a soudainement mis sa main dans mon pantalon. Personne n’a réagi, comme si c’était normal. J’ai été choquée, mais je n’ai pas voulu faire d’esclandre, j’ai moi-même downplayed [minimisé] ce qui s’était passé », raconte-t-elle, la voix émue. « La semaine d’après, j’ai décidé d’aller voir le PDG de ma boîte pour lui en parler. Il m’a dit, d’une manière complètement détachée : “C’est ta parole contre la sienne.” » 20 Minutes a recueilli plusieurs témoignages comme celui de Fanny. « A chaque fois que je m’absente et que je reviens à mon poste, ma page Web est ouverte sur un film porno », raconte ainsi une jeune développeuse, qui vient tout juste d’être embauchée dans un studio. A défaut de pouvoir témoigner publiquement, plusieurs femmes ont décidé de créer des groupes de soutien ; d’autres ont pris l’initiative de créer une liste des « prédateurs sexuels » ; d’autres, à l’inverse, souhaiteraient établir « une liste des entreprises “safe”, où la lutte contre les comportements sexistes est une priorité », explique Audrey Leprince. Aujourd’hui, les choses semblent donc bouger un peu. « Le fait que ces affaires deviennent de plus en plus médiatiques amène les mentalités à changer », explique Zoé, qui milite pour une véritable « libération » de la parole. Women in Games doit, elle, prochainement lancer une formation sur « comment réagir face aux remarques sexistes dans les entreprises ». Hakima Bounemoura
* Interrogé, le Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (Sell) a simplement indiqué que, « en ce qui concerne le territoire français, c’est la loi qui prévaut dans ce type d’affaires ». Contacté à plusieurs reprises, le Syndicat national du jeu vidéo (SNJV), l’autre grand syndicat d’éditeurs, n’a, lui, pas donné suite à nos sollicitations.
** Les prénoms ont été changés à la demande des témoins, par peur de représailles de la part de leur hiérarchie.
Des groupes de soutien se créent, une liste des « prédateurs sexuels » circule...