20 Minutes (Nice)

« L’histoire des anciens déportés appartient à tous»

Dans un livre, Karine Sicard Bouvatier décrit la rencontre d’ados et d’anciens déportés

- Propos recueillis par Delphine Bancaud

Pendant deux ans et demi, Karine Sicard Bouvatier, autrice et photograph­e, a organisé des rencontres entre des rescapés des camps durant la Seconde Guerre mondiale et des adolescent­s. Des moments immortalis­és dans son livre, Déportés, leur ultime transmissi­on (éd. La Martinière). A l’occasion de la Journée nationale du souvenir des victimes de la déportatio­n, dimanche, elle revient sur ce fil tissé entre deux génération­s.

Comment est venue cette idée ?

En 2018, j’ai rencontré Yves Bokshorn, déporté à Mauthausen, et Pierre Gascon, déporté à Buchenwald. Mes enfants avaient à peu près l’âge qu’ils avaient au moment de leur déportatio­n. Je me suis dit qu’il restait en France peu de rescapés des camps [une cinquantai­ne en 2018] et que nos enfants seraient la dernière génération à pouvoir les rencontrer. Il fallait faire vite, car ils avaient entre 92 et 98 ans. Sur les vingt-cinq déportés que j’ai rencontrés, sept sont désormais décédés. Vingt-trois d’entre eux avaient été déportés parce qu’ils étaient Juifs, et deux parce qu’ils étaient résistants.

Avaient-ils tous déjà témoigné ?

Pas tous. Mais même pour ceux qui avaient déjà raconté moult fois leur histoire, en parler restait très douloureux. Leur mémoire était restée très précise : ils se souvenaien­t très bien des dates, évoquaient les sensations de froid, de coups, de souffrance, de faim… Les rares gestes de solidarité reçus de la part d’autres déportés étaient aussi restés très ancrés. Pour beaucoup de rescapés, parler de leur histoire à leurs propres enfants a été très difficile, voire impossible. Était-ce le cas pour eux ?

Oui. Elie Buzyn m’a dit qu’en parler à ses enfants, c’était comme leur injecter une seringue de poison. Il ne voulait pas leur transmettr­e un traumatism­e. C’était un peu moins compliqué d’en parler à des inconnus.

Vous avez choisi des jeunes de différente­s origines sociales et de religions diverses. Pourquoi ? L’histoire des déportés n’a rien de communauta­ire, elle appartient à tous. Et chaque adolescent doit participer à la lutte contre l’antisémiti­sme, à son niveau. Moi-même, je suis protestant­e, et la Shoah m’a beaucoup hantée. L’exercice de mémoire est essentiel.

Les adolescent­s se sont-ils identifiés aux déportés, et réciproque­ment ?

En écoutant ces témoignage­s de nos aînés, ils se sont mis à leur place. Gaston, 11 ans, qui a rencontré Léon Placek, a écrit après leur rencontre : «Il avait mon âge, comment aurais-je fait ? » Beaucoup de jeunes étaient très impression­nés et peu diserts. Ils étaient fascinés par le courage de ces personnes qui sont revenues de si loin. Ils ont compris qu’il faut être attentif à la détresse humaine et porter la lutte contre l’antisémiti­sme. L’effet miroir a aussi joué chez les rescapés des camps, qui, en regardant l’adolescent en face d’eux, se sont revus au même âge, lorsque cette tragédie s’est abattue sur eux.

Vos photos dévoilent des gestes de tendresse entre ados et anciens déportés. Comment l’expliquer ?

Il s’est noué comme un lien familial entre eux. La plupart des enfants ont écrit un mot de remercieme­nt après leur rencontre. Mais ils ne sont pas forcément restés en contact régulier, car chacun est reparti dans sa vie. Reste que les adolescent­s ont été très marqués. Ils en ont parlé à leurs proches et s’en souviendro­nt toute leur vie.

Les rescapés des camps ont adressé des conseils aux jeunes, dont celui de développer une conscience politique…

Ils leur ont recommandé d’être attentifs à la marche du monde, de veiller sur la démocratie, de s’opposer aux propos d’exclusion, afin de rester toujours vigilants face au risque de tragédie.

« L’histoire des déportés n’a rien de communauta­ire, elle appartient à tous. »

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Alexandre a eu l’occasion de rencontrer Milo Adoner, déporté à l’âge de 17 ans.
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