20 Minutes (Paris)

«J’estime que le postconfin­ement est un échec»

Chaque vendredi, un témoin commente un phénomène de société

- Propos recueillis par Oihana Gabriel

Les mesures pour limiter la crise sanitaire sont-elles trop liberticid­es ? La pandémie a fait émerger et pose encore des questions essentiell­es. L’occasion de nous interroger sur nos valeurs, notre démocratie, nos priorités. Pour évoquer ces questions éthiques, 20 Minutes a interrogé Emmanuel Hirsch, professeur d’éthique médicale à l’université Paris-Saclay.

Quelles sont les questions éthiques soulevées par le confinemen­t ?

Dans un contexte imprévu et imprévisib­le, il a fallu trouver le bon équilibre entre l’intérêt général, l’intérêt des personnes vulnérable­s, les conséquenc­es économique­s, les enjeux sociétaux, notamment avec la fermeture des écoles. Pouvait-on faire autrement alors qu’il y avait urgence à décider? On a opté pour le moindre mal. Il est facile de juger a posteriori. Lors de la crise du H1N1, on a reproché au gouverneme­nt d’en avoir trop fait, mais, en cas de catastroph­e, on lui aurait reproché le contraire. J’estime, en revanche, que le postconfin­ement est un échec. Les politiques ont proclamé qu’ils nous redonnaien­t la liberté le 11 mai, alors qu’il importait de nous responsabi­liser.

La crise politique risque de rendre plus difficile encore la gestion de la crise sanitaire.

Les médecins ne l’ont pas caché : ils ont dû faire un tri entre patients. Est-ce exceptionn­el ?

Le réanimateu­r décide de l’arrêt de traitement, cela fait partie des pratiques habituelle­s. Normalemen­t, on prend le temps, il y a une décision collégiale, on rencontre la famille, on sollicite l’avis du patient, si on peut. Les circonstan­ces exceptionn­elles ont imposé des choix, y compris quand les lits de réanimatio­n manquaient. Certains Ehpad se sont autocensur­és en renonçant à solliciter le Samu. Chacun a appris à gérer au moins mal la crise. Mais la communicat­ion et la possibilit­é d’être auprès de l’être cher ont cruellemen­t manqué aux familles. Le deuxième point, plus important, c’est un autre tri, qui a concerné les malades chroniques. Des patients ont interrompu leur traitement parce que certains services étaient dévolus au Covid-19. Fallait-il privilégie­r les malades Covid-19 ?

Une question éthique a concerné les Ehpad : faut-il confiner pour protéger du Covid-19 les résidents, au risque que certains meurent de chagrin et de solitude ?

Décider le confinemen­t des Ehpad s’est avéré discutable. S’il nous faut être soucieux des plus vulnérable­s, c’est en respectant leur dignité et leurs droits. Je n’accepte pas la maltraitan­ce de décisions non concertées. Peutêtre faudrait-il privilégie­r le cas par cas ? Il nous faut aussi mieux comprendre ce qui s’est passé dans la solitude du domicile. A-t-on organisé les retours d’expérience pour mieux éclairer les choix futurs ? Je ne crois pas. Plus largement, cette crise pose la question de la qualité de vie des personnes marginalis­ées, en Ehpad, mais aussi dans les hôpitaux psychiatri­ques, celle des migrants…

Vous regrettez le manque de concertati­on nationale, mais quelle forme aurait-elle pu prendre ?

Gérer une crise sanitaire d’ampleur relève de l’autorité politique. L’adhésion de la société n’est possible que si elle est associée au processus décisionne­l. Car si elle ne s’approprie pas les décisions, qui concernent souvent des comporteme­nts individuel­s, les préconisat­ions ne sont pas appliquées. A aucun moment les pouvoirs publics n’ont pris l’initiative permettant d’être à l’écoute de ce que notre société proposait. Sur le plan de la mobilisati­on de terrain, de l’expression de solidarité, de valeurs à privilégie­r. On aurait pu organiser de grands débats. Le milieu associatif et les artistes auraient pu donner à penser et mobiliser.

Les Français ont découvert une communauté scientifiq­ue divisée. La défiance vis-à-vis des médecins a-t-elle été amplifiée par la crise ?

Oui, la défiance à l’égard de toute parole publique ou scientifiq­ue est très inquiétant­e. La démarche scientifiq­ue est complexe, elle demande du temps, elle est faite de controvers­es. Mais celles-ci se sont faites sur la scène publique, en direct à la télévision, et sans en expliquer les enjeux.

Certains dénoncent une « dictature sanitaire ». Comment renouer le dialogue ?

«La défiance à l’égard de toute parole publique est inquiétant­e.»

La confiance se mérite. Nos décideurs politiques devraient de toute urgence repenser leur rapport avec la société, qui conteste les injonction­s contradict­oires, les hésitation­s entre discours paternalis­te et décisions autoritair­es, souvent prises par défaut de pédagogie. Rien n’indique que nous accepteron­s des règles plus contraigna­ntes demain.

« J’estime que le postconfin­ement est un échec. »

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« Nos décideurs politiques devraient de toute urgence repenser leur rapport avec la société», estime Emmanuel Hirsch.
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