«On est la poussière sous le tapis»
La déprogrammation des soins est un vrai cauchemar pour les patients concernés
En France, 93000 personnes sont mortes du coronavirus depuis le début de l’épidémie. Mais ce n’est que l’un des aspects mortifères de la situation sanitaire. En raison de la saturation des hôpitaux et de l’occupation massive des lits de réanimation, la pandémie entraîne le report de nombreuses opérations pour d’autres maladies, afin de rabattre les capacités des hôpitaux sur cette seule épidémie. Des déprogrammations déjà entreprises lors de la première et de la seconde vague.
« Sous prétexte qu’on ne va pas mourir tout de suite, on se fiche bien de notre sort. »
Camille
Techniquement, «ce sont les opérations les moins urgentes qui sont déprogrammées les premières », rassure le docteur Jérôme Marty, président du syndicat Union française pour une médecine libre. Mais à force de voir le coronavirus saturer toujours plus les hôpitaux, « on finit fatalement par déprogrammer des opérations de plus en plus importantes».
Pour les personnes concernées, un sentiment d’abandon domine. « On est les grands oubliés de l’épidémie, déplore Camille*, 63 ans et atteint d’un cancer. Aujourd’hui, dans la cinquième puissance mondiale, on ne peut pas soigner tout le monde, et on met des gens de côté.» Elle dit comprendre le calcul : les malades du coronavirus en réanimation mourront assurément sans prise en charge, tandis que, pour elle, il y a un espoir, même en cas de report de l’opération. Il n’empêche, elle redoute un énième report, après ceux de la première et de la seconde vague : «Il y a un pari fait sur notre santé pour soigner celle des autres, plus urgentes. Je veux bien essayer de le comprendre, mais ça reste inacceptable et inadmissible.» La peur envahit la séxagénaire de plus en plus : « La nuit, je cauchemarde sur mes tumeurs qui augmentent et se développent, elles qui auraient dû être traitées dès avril 2020 et ne l’ont été qu’en juin. Résultat, métastases deux mois plus tard. On devient fous à penser à tout ce temps perdu sur la maladie.» En plus des soins, c’est un abandon politique et médiatique que ressentent ces patients. «On est la poussière cachée sous le tapis, souffle Camille. Sous prétexte qu’on ne va pas mourir de suite, on se fiche bien de notre sort. » Elle s’interroge : pourquoi ne pas mettre le nombre d’opérations annulées ou reportées dans les bilans de Santé publique France, pourquoi si peu de politiques mentionnent cette problématique, pourquoi une telle inconsidération ? Impossible aujourd’hui de mesurer pleinement la catastrophe sanitaire de ces déprogrammations, tant leur nombre comme leurs conséquences sont difficiles à estimer – a fortiori avec la troisième vague qui va encore les multiplier. Pour Jérôme Marty, « on en mesura la portée que dans plusieurs années, avec un fort ressentiment à ce moment-là ».
*Le prénom a été changé