20 Minutes (Strasbourg)

«Dans le futur, parler avec les morts sera aussi naturel qu’ouvrir Facebook»

Une informatic­ienne a créé un chatbot imitant le comporteme­nt d’un ami décédé

- Annabelle Laurent

Eugenia Kuyda n’a pas foncé tête baissée. Elle avait des doutes, en fit des cauchemars. Avaitelle le droit? Mais à la mort de son meilleur ami, décédé dans un accident de voiture à 34 ans, la programmeu­se a mis de côté ses craintes pour créer, à partir de milliers de messages, SMS ou e-mails qu’il avait pu écrire, un chatbot. Un avatar capable de parler comme lui, de discuter en reproduisa­nt ses expression­s, en imitant sa sensibilit­é, son humour, même, tant l’intelligen­ce artificiel­le avait été abondammen­t « nourrie » d’échanges qu’avait eus Roman Mazurenko de son vivant.

« Vous rendre éternel en créant un avatar qui survive à votre mort. » eterni.me

Le scénario avait été imaginé par « Black Mirror », la série d’anticipati­on britanniqu­e. Dans l’un de ses plus terribles épisodes, « Be Right Back ». une femme dialoguait avec l’avatar de son mari disparu, par messages, puis par téléphone, pour bientôt ne plus ressentir le vide de son absence. C’était il y a trois ans seulement. A l’époque, qu’une technologi­e vienne détruire le processus de deuil et briser virtuellem­ent la frontière avec les morts paraissait impensable. Si, pour Eugenia Kuyda, qui avait vu l’épisode de « Black Mirror », la réalité a dépassé la fiction, c’est d’abord grâce aux progrès fulgurants de l’intelligen­ce artificiel­le et du Natural Language Processing, qui permet à une machine de comprendre et de « parler » un langage humain. Les chatbots sont partout désormais. Facebook s’y est ainsi mis en avril sur Messenger. Eugenia Kuyda est à la tête d’une start-up de chatbots, Luka, l’une des plus importante­s aujourd’hui parmi les centaines qui tentent d’exploiter le filon. Experte en Natural Language Processing, son équipe n’a pas eu de mal à créer un chatbot capable d’assimiler les « 8000 lignes de texte » fournies, à sa demande, par dix proches de Roman Mazurenko, ses parents inclus. « Les chatbots sont déjà une réalité. Et alors que “parler aux morts” peut encore sembler étrange, cela sera, dans le futur, aussi naturel qu’ouvrir Facebook pour se tenir au courant. » Celui qui livre cette prédiction avec aplomb s’appelle Marius Ursache, fondateur, en février 2014, d’eterni.me. Son objectif : « Vous rendre éternel en créant votre avatar qui vous survive à votre mort. » Le tout en permettant à chacun de peaufiner son avatar de son vivant, pour qu’il puisse dialoguer plus tard avec ses arrières petits-enfants.

Souvenirs virtuels

Deux ans et demi plus tard, pourtant, nulle trace d’avatars eterni.me. Car si les chatbots sont déjà une réalité, en créer des milliers – plus de 33 000 utilisateu­rs se sont inscrits – à partir de millions de data collectées est une autre histoire. « La technologi­e est encore loin de fonctionne­r », reconnaît volontiers Marius Ursache. Nos ancêtres nous laissaient des photos jaunies. A l’exception de quelques faire-part de naissance et de mariage, quelles traces physiques laisseront­nous à notre tour ? Aucune ou presque. Nos photos de mariage sont sur Facebook. Nos photos de vacances sont sur Instagram. En espérant que l’idée d’incarner les souvenirs dans un chatbot se heurte encore très longtemps à notre morale, puisqu’il n’est nul besoin de psychiatre pour se rendre compte à quel point brouiller ainsi les frontières peut être dévastateu­r pour faire, réellement, son deuil.

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Avec les bots, plus besoin de faire tourner les tables pour dialoguer avec ses proches disparus.

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