Le philosophe Nassim Nicholas Taleb prône la décentralisation
Chaque vendredi, un témoin commente un phénomène de société
Américano-Libanais, professeur à l’université de New York, le philosophe et statisticien Nassim Nicholas Taleb est l’auteur du Cygne noir, la puissance
de l’imprévisible (Les Belles Lettres). Il revient pour 20 Minutes sur la crise du coronavirus, qui entre en résonance avec sa théorie du cygne noir, mais aussi sur l’importance, selon lui, de la politique au niveau local.
Le coronavirus est-il un cygne noir, comme c’est envisagé dans beaucoup d’articles, à savoir un événement imprédictible qui vient bouleverser l’environnement économique ?
Le cygne noir est quelque chose que vous n’avez pas envisagé, qui sort de nos modèles, qui est une surprise totale. A posteriori, on se dit que les choses étaient prévisibles. Rétrospectivement, mais pas prospectivement. Le cygne noir est épistémique, et dépend de l’observateur. Ainsi, le 11-Septembre était un cygne noir pour les victimes [qui ne l’ont pas anticipé], pas pour les terroristes [qui l’ont préparé durant des mois]. Il dépend fondamentalement de l’observateur. Pour ce qui est du coronavirus, il était prévisible si on regardait complètement les conséquences de la mondialisation.
Une épidémie peut être jugulée, et des plans de santé préventifs existent. Comment expliquer qu’elle désorganise autant nos sociétés ?
Le problème dans cette histoire, c’est un problème de la modernité, que j’appelle le pseudo-empirisme. Quand les gens ne connaissaient pas la statistique, ils comprenaient la dynamique des choses. Ils savaient qu’il fallait se méfier de certaines choses, et s’ils paniquaient à tort, les coûts étaient faibles. A l’inverse, si vous ne paniquez pas alors que vous auriez dû, vous êtes mort. Des soi-disant spécialistes ne comprennent pas que l’absence d’évidences n’est pas une évidence d’absence et commencent à faire des erreurs énormes, comme comparer le virus d’Ebola à celui de la malaria, alors que les variables de contagion sont très différentes. On ne peut pas de la même façon comparer la grippe au coronavirus, qui a des propriétés statistiques très différentes.
Mais des épidémies comme celle du Sras auraient dû nous alerter. On n’en a rien tiré ?
Nous sommes beaucoup plus connectés qu’il y a dix ans, vingt ans. Il y a de grandes chances que cette maladie finisse comme le Sras, mais un petit risque que cela finisse différemment. Et il y a des risques qu’il ne faut pas prendre.
Doit-on s’attendre à une réorganisation complète du monde à l’issue de cette pandémie ?
Il faut rester dans le cadre du cygne noir. Quand le monde est connecté, une ville n’est pas un village, un Etat n’est pas une ville. Or, l’isolement est nécessaire dans certains cas. Plus l’espace est grand, moins il y aura d’espèces au mètre carré, et plus la concentration absurde de certains risques aura lieu. Le système du confinement est la bonne réponse. Et après la pandémie, il faudra revenir à un système décentralisé, où les gens prennent des décisions localement.
Un monde moins globalisé ?
On peut aimer la mondialisation, parce qu’on aime le cosmopolitisme, par exemple, ou ne pas l’aimer. Moi, je l’aime, mais il faut déterminer d’où les problèmes peuvent venir. Les frontières ouvertes de façon inconditionnelle sont dangereuses. Un mécanisme de prudence veut qu’on ne puisse pas regarder les effets de cette mondialisation sans regarder aussi ses effets secondaires.
Qui sera le gagnant à l’issue de cet épisode ?
Le localisme. En France, vous avez tout centralisé. Alors que, quand vous voyez un
Etat fédéral relativement incompétent, comme aux Etats-Unis, les collectivités locales sont capables de pallier ses incompétences. La tendance mondiale est de revenir au modèle de la cité-Etat. Le coronavirus sera peut-être relativement facile à éradiquer, mais la prochaine pandémie sera peut-être plus grave.
L’Etat n’est pas un niveau efficace ?
Le localisme distribue les décisions et les risques. L’Etat central doit être un coordinateur, pas un décideur.
«Si vous ne paniquez pas alors que vous auriez dû, vous êtes mort.»
«Il va falloir revenir à un système décentralisé. »