20 Minutes

« On assiste au vacillemen­t de ce qui faisait autorité »

Chaque vendredi, un témoin commente un phénomène de société

- Propos recueillis par Alexis Orsini

Fin octobre, le documentai­re « Hold-up » connaissai­t un relais considérab­le sur les réseaux sociaux. Critique de la gestion politique de l’épidémie de Covid-19, affirmatio­ns fausses sur certaines réalités scientifiq­ues liées au virus... Le contenu a beaucoup fait parler jusque-là dans les médias traditionn­els, qui ont principale­ment dénoncé ses inexactitu­des et contre-vérités. Yves Citton, professeur de littératur­e et média à l’université Paris-8 et auteur de l’ouvrage Médiarchie (éd. Seuil, 2017), explique ce que dit ce succès, rencontré hors des circuits des médias traditionn­els, de leur mode de fonctionne­ment en 2020.

Peut-on considérer que « Hold-up » marque le triomphe d’une défiance du public envers les médias dits traditionn­els ?

Ce qui me frappe dans ce documentai­re, ou plutôt ce « fauxcument­aire », comme mes étudiants l’appellerai­ent, c’est qu’il est symptomati­que de toute une série de problèmes en rapport avec les discours d’autorité et les médias. On assiste au vacillemen­t de ce qui faisait autorité. « Hold-up » peut être vu comme une dénonciati­on des paroles d’autorité, que ce soit celles d’un Premier ministre, d’un journalist­e du « 20 heures », des scientifiq­ues. Ces gens parlent comme s’ils savaient, et on montre qu’ils se contredise­nt, qu’ils parlent sans savoir vraiment. Les médias sont souvent dénoncés sur les réseaux sociaux pour leur capacité à orienter les discours ou mettre en avant certaines actualités plutôt que d’autres. Leur « pouvoir » relève-t-il aujourd’hui de la réalité ?

Si l’idée, en critiquant « le pouvoir des médias », c’est de dire : « Il y a une conspirati­on des médias, tous genres confondus, qui veulent faire le jeu du gouverneme­nt en nous enfumant », non, je ne crois pas que ce soit le cas. En revanche, si la « conspirati­on » des médias consiste à dire qu’ils « respirent le même air », qu’ils répondent tous à une même logique propre aux médias de masse, alors oui, ça a du sens. Comment fonctionne­nt les médias de masse ? En parlant de ce dont on parle. Cette circularit­é est au coeur de ce que j’ai appelé la « médiarchie », la puissance des médias. Je pense ce que me montrent les médias que je choisis de voir. Les journalist­es ont une marge de manoeuvre, mais elle est très limitée sur les sujets d’actualité traités.

Si, sur la forme, les réseaux sociaux diffèrent vraiment des médias dits traditionn­els, ne fonctionne­nt-ils pas grâce au même mécanisme principal : l’attention ?

Il y a des journalist­es, et des médias, qui travaillen­t avec des moyens, des contrainte­s et des idées différente­s. Cela dit, au niveau systémique, l’infrastruc­ture économique dominante qui permet aux grands médias, dans leur diversité, de fonctionne­r est la marchandis­ation de l’attention : c’est en vendant de l’attention à des annonceurs que je peux exister comme média. A mes yeux, il faut absolument imaginer et mettre en place un système différent. Mais, pour le moment, c’est ce principe qu’on accepte collective­ment et qui domine. Chaque média particulie­r a besoin d’attirer autant d’attention aussi vite et aussi fortement que possible. Cette compétitio­n tire tout le monde vers le bas, puisqu’en règle générale le plus sensationn­aliste est le gagnant. C’est cette compétitio­n dans la marchandis­ation qui augmente la circularit­é et l’impression de conspirati­on : si je ne parle pas de ce dont on parle majoritair­ement, je disparais. Le règne de l’immédiatet­é (la citation choc, la vidéo virale, la polémique du jour...) a-t-il pris le dessus sur celui de l’attention ?

La circularit­é des « mass media » peut engendrer aussi bien un cercle vicieux qu’un cercle vertueux, selon que les discours minoritair­es en sont exclus ou qu’ils peuvent s’y faire une place. Ce qui change, avec les réseaux sociaux, c’est la question de la temporalit­é. Cette boucle récursive ne se répète plus à un rythme mensuel, hebdomadai­re ou quotidien, mais de minute en minute, notamment à travers les chaînes d’info en continu. Plus ça doit aller vite, plus on a de difficulté­s à prendre ce moment de recul critique qui réfléchit à ce qui est contestabl­e dans toute présentati­on des « faits ». C’est cela qui est préoccupan­t.

« Je pense ce que me montrent les médias que je choisis de voir. »

« Chaque média a besoin d’attirer autant d’attention que possible. »

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Face à « la marchandis­ation de l’attention » dans les médias, le professeur et auteur Yves Citton invite à imaginer un « autre régime informatio­nnel ».

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