« On assiste au vacillement de ce qui faisait autorité »
Chaque vendredi, un témoin commente un phénomène de société
Fin octobre, le documentaire « Hold-up » connaissait un relais considérable sur les réseaux sociaux. Critique de la gestion politique de l’épidémie de Covid-19, affirmations fausses sur certaines réalités scientifiques liées au virus... Le contenu a beaucoup fait parler jusque-là dans les médias traditionnels, qui ont principalement dénoncé ses inexactitudes et contre-vérités. Yves Citton, professeur de littérature et média à l’université Paris-8 et auteur de l’ouvrage Médiarchie (éd. Seuil, 2017), explique ce que dit ce succès, rencontré hors des circuits des médias traditionnels, de leur mode de fonctionnement en 2020.
Peut-on considérer que « Hold-up » marque le triomphe d’une défiance du public envers les médias dits traditionnels ?
Ce qui me frappe dans ce documentaire, ou plutôt ce « fauxcumentaire », comme mes étudiants l’appelleraient, c’est qu’il est symptomatique de toute une série de problèmes en rapport avec les discours d’autorité et les médias. On assiste au vacillement de ce qui faisait autorité. « Hold-up » peut être vu comme une dénonciation des paroles d’autorité, que ce soit celles d’un Premier ministre, d’un journaliste du « 20 heures », des scientifiques. Ces gens parlent comme s’ils savaient, et on montre qu’ils se contredisent, qu’ils parlent sans savoir vraiment. Les médias sont souvent dénoncés sur les réseaux sociaux pour leur capacité à orienter les discours ou mettre en avant certaines actualités plutôt que d’autres. Leur « pouvoir » relève-t-il aujourd’hui de la réalité ?
Si l’idée, en critiquant « le pouvoir des médias », c’est de dire : « Il y a une conspiration des médias, tous genres confondus, qui veulent faire le jeu du gouvernement en nous enfumant », non, je ne crois pas que ce soit le cas. En revanche, si la « conspiration » des médias consiste à dire qu’ils « respirent le même air », qu’ils répondent tous à une même logique propre aux médias de masse, alors oui, ça a du sens. Comment fonctionnent les médias de masse ? En parlant de ce dont on parle. Cette circularité est au coeur de ce que j’ai appelé la « médiarchie », la puissance des médias. Je pense ce que me montrent les médias que je choisis de voir. Les journalistes ont une marge de manoeuvre, mais elle est très limitée sur les sujets d’actualité traités.
Si, sur la forme, les réseaux sociaux diffèrent vraiment des médias dits traditionnels, ne fonctionnent-ils pas grâce au même mécanisme principal : l’attention ?
Il y a des journalistes, et des médias, qui travaillent avec des moyens, des contraintes et des idées différentes. Cela dit, au niveau systémique, l’infrastructure économique dominante qui permet aux grands médias, dans leur diversité, de fonctionner est la marchandisation de l’attention : c’est en vendant de l’attention à des annonceurs que je peux exister comme média. A mes yeux, il faut absolument imaginer et mettre en place un système différent. Mais, pour le moment, c’est ce principe qu’on accepte collectivement et qui domine. Chaque média particulier a besoin d’attirer autant d’attention aussi vite et aussi fortement que possible. Cette compétition tire tout le monde vers le bas, puisqu’en règle générale le plus sensationnaliste est le gagnant. C’est cette compétition dans la marchandisation qui augmente la circularité et l’impression de conspiration : si je ne parle pas de ce dont on parle majoritairement, je disparais. Le règne de l’immédiateté (la citation choc, la vidéo virale, la polémique du jour...) a-t-il pris le dessus sur celui de l’attention ?
La circularité des « mass media » peut engendrer aussi bien un cercle vicieux qu’un cercle vertueux, selon que les discours minoritaires en sont exclus ou qu’ils peuvent s’y faire une place. Ce qui change, avec les réseaux sociaux, c’est la question de la temporalité. Cette boucle récursive ne se répète plus à un rythme mensuel, hebdomadaire ou quotidien, mais de minute en minute, notamment à travers les chaînes d’info en continu. Plus ça doit aller vite, plus on a de difficultés à prendre ce moment de recul critique qui réfléchit à ce qui est contestable dans toute présentation des « faits ». C’est cela qui est préoccupant.
« Je pense ce que me montrent les médias que je choisis de voir. »
« Chaque média a besoin d’attirer autant d’attention que possible. »