Pouvoir du suricate Même plus peur ?
Pablo Servigne, collapsologue, et Nathan Obadia, expert en arts martiaux, tentent de nous aider à ne plus avoir peur d’avoir peur
On ne l’avait pas noté jusque-là, car son nom a fini par éclipser celui de ses coauteurs, mais Pablo Servigne n’écrit jamais seul. Avec Raphaël Stevens, il a publié et . Deux ouvrages qui ont fait de l’ingénieur agronome le chef de file de la collapsologie, l’étude de l’effondrement de nos civilisations. On le retrouve aujourd’hui, avec Nathan Obadia, expert en arts martiaux et en communication non violente, pour un livre de « développement collectif » inattendu, (éditions du Seuil). Plus explicite, le sous-titre nous enjoint à « apprivoiser nos peurs pour traverser ce siècle ». Une invitation à l’action apaisée qui méritait quelques approfondissements…
Il vient d’où, ce suricate qui sert de fil rouge à votre livre ? Nathan Obadia :
Il est arrivé il y a quelques années, dans un stage que j’animais. C’est comme si on avait tous en nous une petite sentinelle du désert à l’affût du moindre danger. Je découvrais à ce moment-là la théorie polyvagale, une approche développée par le neuroscientifique Stephen Porges. Il explique que la peur, du point de vue du système nerveux, peut aussi bien mener à l’action qu’à l’immobilisation, comme le suricate devant un danger. Pablo Servigne : Parler de théorie, de système nerveux vagal ventral ou dorsal, ça rebute un peu les gens. Alors que si on explique qu’on a un suricate en nous, tout de suite, on a envie d’en prendre soin, de l’apprivoiser. C’est une métaphore puissante.
« Notre travail est de sortir des traumas et apprendre à ressentir. » Pablo Servigne
Une fois qu’on a compris qu’on a ce mécanisme d’alerte en nous, on en fait quoi ? P. S. :
Le suricate, c’est juste la sentinelle. Il sera toujours là. Et il vaut mieux en faire un allié, parce que, dans notre corps, ce détecteur de menace aura toujours la priorité sur le cerveau cognitif, sur la raison. Mais il y a, dans notre société, un paradoxe avec les peurs. On a à la fois trop peur, avec beaucoup de pathologies liées à l’angoisse, au stress ou à l’éco-anxiété, et, en même temps, c’est comme si notre société n’avait pas assez peur. Parce qu’il y a d’énormes menaces, et on ne se bouge pas. Il va falloir bosser nos peurs, sinon on ne va jamais pouvoir traverser ce siècle. C’est l’intention du livre.
C’est aussi un ouvrage de développement personnel…
N. O. : Exactement, on n’échappera pas à un travail sur soi. Dans les arts martiaux, il existe un état de vigilance apaisée où l’on peut agir avec le juste effort. La sagesse est là : ne pas être dans la réaction tout le temps. Quand une peur émerge, j’observe qu’elle est là, je la laisse me traverser, je remercie mon suricate, je comprends son message, puis je me mets en lien et je remets du sens. Et si suffisamment de gens font ça, on peut avancer ensemble avec une approche plus sociétale et politique.
P. S. : Nos suricates s’apaisent lorsqu’ils sont en lien sécurisé avec les autres. Des liens authentiques. Lorsque nos émotions sont écoutées et qu’on les comprend, on prend les bonnes décisions. Un cerveau qui n’a pas accès aux émotions prend de mauvaises décisions. Je pense que les hommes politiques sont tous dissociés, c’est normal à ce niveau de compétition et de violence, et ils continuent à prendre des décisions absurdes et dangereuses. Aujourd’hui pour arriver aux responsabilités politiques, il faut être complètement dissocié, ne rien ressentir. Notre société est malheureusement faite comme ça, et ça risque de mal finir.
À l’échelle de la société, le lanceur d’alerte est un peu un suricate. Le message caché du livre est-il « prenez soin de vos lanceurs d’alerte » ?
P. S. : Oui, c’est ça : « apprenez à nous écouter ! » . Si la société fait confiance à certains suricates lanceurs d’alerte, il faut que ces personnes soient ancrées et alignées. C’est plutôt bon signe d’avoir des lanceurs d’alerte, d’ailleurs la société passe des lois pour les protéger. Pour continuer à rester présent aux mauvaises nouvelles, je dois continuer à accepter l’intensité de la peur, de la tristesse et de la colère. Pas facile. Mais c’est mieux qu’être dissocié et ne rien ressentir. Notre travail est là, sortir des traumas et apprendre à ressentir.
N. O. : Le pari du livre est de démontrer que nous n’avons d’autre choix que d’apprivoiser nos suricates intérieurs, à la fois individuellement et collectivement. C’est la seule manière de renforcer les luttes contre les autoritarismes et la destruction du vivant, et de bâtir des alternatives crédibles et puissantes.