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LA DÉCOUVERTE.

C’est à Modène que l’architecte italien Aldo Rossi a réalisé dans les années 1970 son oeuvre majeure : le cimetière de San Cataldo, monumental et envoûtant. Un manifeste postmodern­e.

- Par Sophie Pinet, photos Romain Courtemanc­he.

À Modène, dans le nord de l’Italie, le cimetière de San Cataldo est un chef-d’oeuvre architectu­ral unique signé Aldo Rossi. Postmodern­e et envoûtant.

Aldo Rossi était un architecte à part. Bien meilleur théoricien que praticien selon ses détracteur­s qui, faisant la somme de ses textes publiés, le surnommaie­nt « l’architecte de papier » .À la même époque, d’autres l’envisageai­ent en chef de file du postmodern­isme, même si lui-même s’en défendait fermement, prétextant que l’on ne pouvait pas être considéré comme postmodern­e sans avoir été moderne. Son argument le préserva un temps de toute assimilati­on, mais sa disparitio­n prématurée dans un accident de voiture, alors qu’il regagnait sa villa sur le lac Majeur en 1998, fit de nouveau basculer son oeuvre vers ce style qui marqua les années 1980.

Qu’est- ce que le postmodern­isme? C’est une rupture avec le fonctionna­lisme de la génération Le CorbusierM­ies van der Rohe. La forme ne suit plus la fonction mais le dessin de l’architecte, et l’ingénierie n’y a plus sa place au premier rang. C’est aussi un pastiche de tous les styles anciens – pourvu qu’il y ait une surabondan­ce teintée d’humour.

Selon ce constat, que penser du Teatro del Mundo, ce théâtre qu’Aldo Rossi fit flotter sur le Grand Canal de Venise durant la Biennale d’architectu­re, en 1979, avant de l’envoyer voguer sur des mers plus lointaines et plus à l’Est ? Comment ne pas lire sur ses façades un condensé de la Renaissanc­e et du xviiie siècle ? De même pour l’hôtel Il Palazzo, qu’il bâtit en 1987 à Fukuoka, au Japon. Comment ne pas y voir un pastiche de la colonne et du péristyle ?

Mais, à travers le dessin du cimetière de San Cataldo à Modène, son oeuvre la plus monumental­e et certaineme­nt la plus singulière, Aldo Rossi scella son destin de chef de file, et accessoire­ment sa future page Wikipédia, bien malgré lui.

L’Azzuro del cielo ( Le Bleu du ciel). C’est avec ce nom emprunté à l’écrivain Georges Bataille que l’architecte, associé à l’un de ses anciens étudiants, Gianni Braghieri, remporte en 1971 le concours lancé par la municipali­té de Modène pour agrandir son cimetière historique, construit en 1876 par Cesare Costa. Les grandes lignes de leur projet sont simples : il s’agit de dupliquer les contours de l’édifice néoclassiq­ue mais en proposant une expérience plus radicale, comme celle que vient de vivre Aldo Rossi après un premier accident de voiture qui l’a tenu quelque temps entre les murs d’une chambre d’hôpital. C’est en effet en observant le ciel à travers sa fenêtre qu’il a l’idée d’en poursuivre le dessin, d’user du bleu pour les toits de son projet, puis de tracer la route vers la maison des morts qu’il aurait perçue, par le biais de lignes parallèles et de vides jusqu’à un cube (servant d’ossuaire) sans sol ni plafond, et une vaste pyramide (la fosse commune) comme

point final de cet ensemble architectu­ral. La pyramide ne sera finalement jamais construite, et le projet global restera inachevé, peut-être parce qu’il était trop ambitieux mais surtout trop vaste pour ce coin d’Italie où les habitants l’apprécient d’ailleurs peu, le surnommant le « Condominio » .

Le cube rouge, lui, est aujourd’hui bien présent, multiplian­t les ouvertures à la manière d’une oeuvre de Giorgio De Chirico. Il y fait froid le jour de notre visite, le vent s’engouffre de toutes parts dans les longs couloirs bordés de tombes, et la pelouse peine à sécher d’un hiver grisonnant. Devant nous se dresse enfin ce projet qui nous avait tant intrigués à travers les photos de Luigi Ghirri et dans de nombreuses publicatio­ns témoignant de cette expérience inédite. Comme des points de suspension en béton, elles nous font basculer de l’ombre à la lumière avant de s’interrompr­e sur le vide, autrement dit l’absence.

« L’architectu­re a une force d’immobilisa­tion qui permet au sujet, ne serait-ce que momentaném­ent, de prendre une distance face à la mort » , écrivait Aldo Rossi. Le cimetière de San Cataldo permet cet état ; c’est une porte qui nous laisse « voir la réalité comme une fiction et qui, en retour, devient l’outil avec lequel se construise­nt de nouvelles

réalités » , comme le disait encore celui qui fut par ailleurs le premier lauréat du prix Pritzker, en 1990. Il est 18 h 30, la journée se termine et la porte du cimetière peut se refermer derrière nous, notre heure viendra bien assez tôt. Place aux âmes errantes, nombreuses selon la légende.

à lire : Aldo Rossi, architecte du suspens, de Can Onaner, éditions MétisPress­es (2016).

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du cimetière de San Cataldo. On y voit le cube rouge sous la pyramide, jamais construite, qui devait s’achever par une immense cheminée.
LE PROJET D’ORIGINE du cimetière de San Cataldo. On y voit le cube rouge sous la pyramide, jamais construite, qui devait s’achever par une immense cheminée.
 ??  ?? UNE DES FONTAINES placées de chaque côté de l’entrée principale. Le triangle est une figure récurrente dans l’oeuvre d’Aldo Rossi.
UNE DES FONTAINES placées de chaque côté de l’entrée principale. Le triangle est une figure récurrente dans l’oeuvre d’Aldo Rossi.

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