Christian Dior dans ses meubles
Le génial couturier fut, dans le domaine de la décoration, le maître d’un style très personnel, romantique et évocateur de son enfance. On le découvre dans la grande exposition que lui consacre le musée des Arts Décoratifs.
Christian Dior au musée des Arts Décoratifs. L’événement, qui a commencé début juillet, fait figure d’évidence tant ce maître de la mode et de l’esprit français était aussi très inspiré par le monde de la décoration. Son hôtel particulier parisien, ses maisons, ses boutiques, ses collaborations et ses amitiés avec nombre d’artistes de son époque… autant de facettes de l’univers du couturier que l’exposition, conçue par Olivier Gabet, directeur des musées des Arts Décoratifs, et Florence Müller, conservateur des arts du textile et de la mode, au musée des Arts Décoratifs, nous révèle.
L’imaginaire de Christian Dior fut baigné de nostalgie. Le constat peut sembler paradoxal pour un créateur qui incarna le nec plus ultra de l’innovation – si bien nommé new-look – à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, et provoqua l’indignation et le scandale. Il suffit cependant de parcourir ses deux petits volumes autobiographiques – Christian Dior et moi et Je suis
couturier – pour saisir à quel point ce virtuose du chiffon fut moins un révolutionnaire qu’un doux rêveur, indéfectiblement marqué par le froissement des soies et le lourd parfum d’héliotrope des élégantes de son enfance. « Je remercie le ciel, écrit-il, d’avoir vécu à Paris les dernières années de la Belle Époque. Elles m’ont marqué pour la vie. J’en garde l’image d’un temps heureux, empanaché, tranquille, où tout n’était fait que pour le bonheur de vivre… Quoi que la vie m’ait accordé depuis, rien ne pourra jamais égaler le doux souvenir de ce temps-là. »
De même que derrière la taille serrée, le buste souligné, les hanches appuyées et l’ampleur des volumes du new-look se profile, pour un regard averti, la silhouette d’une Cléo de Mérode ou d’une cocodette à la Boldini, faut-il voir derrière la chaise à médaillon et pieds cannelés dont le couturier fit l’un de ses emblèmes moins un hommage à un aristocratique xviiie siècle qu’à ce « Louis XVI Passy laqué blanc avec des portes à petits carreaux biseautés » dans lequel se mouvaient avec grâce les héroïnes proustiano-viscontiennes de sa mémoire. Et lorsqu’il arrive au
couturier, alors au faîte de la gloire, de définir son goût en matière de décoration, il ne trouve rien de mieux que de parler d’un « Louis XVI résolument 1956 » , qui réinvente à sa manière le « Louis XVI 1910 » . « Je suis de tempérament réactionnaire, note-t-il avec une franchise salutaire, à un détour de ses mémoires, qualificatif que l’on confond trop souvent avec celui de rétrograde. » Parfait interprète de l’esprit de son époque, Dior fut en même temps l’un des premiers anti- (ou post-) modernes. Il ne fut pas le seul ; il prit place au sein d’un premier mouvement de rejet du conformisme moderniste, dès le milieu des années 1920, dont le temps, et ses fausses perspectives, ont fini par réduire l’importance. De même que Jean Paulhan devait stigmatiser « la terreur dans les lettres » , de même Dior dénonçait-il la terreur dans les arts : « La révolution catégorique, à la SaintJust, à la Robespierre, écrit-il, de Le Corbusier ou de Pierre Chareau, portait insidieusement la hache partout où il y avait ornement. Tout devait être rationnel, qu’il s’agît d’architecture, de mobilier ou de vêtement. » Un néo-romantisme surréaliste
Contre ce rejet de l’ornement et un certain purisme moralisateur, Dior choisissait d’affirmer les valeurs de l’imaginaire. Il le fit, dans un premier temps, en devenant galeriste et en s’associant avec un de ses amis, Jacques Bonjean, « pour ouvrir une petite galerie au fond d’une impasse assez sordide de la rue La Boétie ». Sobre et secrète, cette galerie a son importance dans l’histoire de l’art moderne ; il reste à écrire l’histoire du rôle discret, mais non négligeable, que les deux associés jouèrent, avec Pierre Colle, ancien disciple de Max Jacob devenu galeriste d’exception, dans l’économie artistique de la période. S’ils voulaient exposer « les maîtres que nous admirions le plus : Picasso, Braque, Matisse, Dufy », soit la fine fleur d’une modernité qui n’était pas encore assise, leur véritable objet fut d’introduire autour des artistes consacrés « les peintres que nous connaissions personnellement et estimions déjà beaucoup : Christian Bérard, Salvador Dalí, Max Jacob, les frères Berman ».
Une exposition, en 1926, cristallisa, sous le vocable imparfait de « néo-romantique » cette nouvelle sensibilité, que représentaient aussi le sombre Pavel Tchelitchew ou Kristians Tonny. Revenant à la figuration, marqués par l’Italie hallucinée de De Chirico, la mélancolie des périodes rose et bleue de Picasso, le souvenir de la peinture française du xviie siècle et le surréalisme, les néo-romantiques offraient à leur manière une réponse à la question que posait la poursuite des expérimentations radicales depuis le début du siècle ; leur anti-modernisme se présentait comme la relève d’une peinture qui s’enfonçait, à leurs yeux, dans la répétition.
Ils partageaient également le goût d’une certaine théâtralité, tant dans leur art que dans leur approche générale de la vie ; et ils
refusèrent de se limiter à la seule peinture, concevant scénographies de théâtre ou de ballet, décors publics et privés, dessins de mode et tenues de bal – ce qui contribua d’une certaine manière au malentendu, sinon à la mésestime, dont ils furent l’objet. Bérard, le premier, pour lequel le futur créateur du new-look professait une admiration sans réserves. Aussi, lorsque Christian devint Dior, et qu’il fallut en 1946 ouvrir les salons d’une nouvelle maison de mode, le galeriste devenu couturier se tourna-t-il spontanément vers Bérard pour l’inspiration, et vers un « décorateur capable de comprendre mon rêve, de le traduire sans le trahir et sans excéder mon budget modeste ». Ce fut Victor Grandpierre, autre figure de son cercle d’amis, dont les « goûts s’accordaient à merveille dans la commune recherche de nos paradis d’enfance », et qui imagina « le salon Helleu que je voulais blanc et gris perle, très “Paris ” avec les appliques à petits abat-jour, le lustre à cristaux ». À Grandpierre revint aussi, toujours sur des suggestions de Bérard, de donner corps à « la boutique minuscule que nous voulions dans la tradition des magasins de frivolités du xviiie siècle », puis aux différentes « coquilles » du couturier (« en décrivant sa coquille, constate philosophiquement le couturier, l’escargot se définit un peu »).
La maison comme une coquille
Avec Pierre Delbée, de la maison Jansen, Georges Geffroy fut le troisième des architectes du rêve de Dior. Plus sage, plus grand genre, plus « puriste » que Grandpierre, Geffroy eut à composer, malgré lui, avec ce dernier dans la décoration de l’hôtel particulier que le couturier ne tarda pas à acquérir boulevard JulesSandeau, dans le xvie arrondissement. Tandis qu’il se voyait confier les salons de réception et d’apparat, les appartements privés revenaient à Grandpierre. Tentures de soie, lourdes portières, taffetas « pousse de saule », tapis d’Aubusson, mobilier néo- grec et une superbe Athénienne en biscuit proclament dès l’entrée la sûreté du goût, la recherche de l’excellence, l’affirmation d’une opulence tranquille. Moins grandioses, les appartements particuliers se veulent avant tout espaces d’une intimité protégée, aux murs couverts de velours profonds, ponctués de tableaux des peintres amis, creusés de niches qui formeraient comme autant de coquilles lovées dans la coquille. Ils offrent sans doute – comme plus tard ceux du moulin du Coudret ou de la villa de la Colle Noire – l’illustration la plus proche de la vision du décor selon Dior où « peu importent les règles du bon goût, puisqu’elles doivent dans ma demeure céder à celles de mon goût » – associant le dessin de Matisse et le bronze Renaissance, le primitif précolombien, le meuble de Jacob ou le « vermicelle de Majorelle » , en un jeu d’échos singuliers qui définissent finalement « le seul bien auquel je tienne : être chez moi ». p à voir : Christian Dior, couturier du rêve, au musée des Arts Décoratifs, jusqu’au 7 janvier 2018, 107, rue de Rivoli, 75001 Paris. tél. : 01 44 55 57 50. lesartsdecoratifs.fr