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Christian Dior dans ses meubles

Le génial couturier fut, dans le domaine de la décoration, le maître d’un style très personnel, romantique et évocateur de son enfance. On le découvre dans la grande exposition que lui consacre le musée des Arts Décoratifs.

- Patrick Mauriès. PAR

Christian Dior au musée des Arts Décoratifs. L’événement, qui a commencé début juillet, fait figure d’évidence tant ce maître de la mode et de l’esprit français était aussi très inspiré par le monde de la décoration. Son hôtel particulie­r parisien, ses maisons, ses boutiques, ses collaborat­ions et ses amitiés avec nombre d’artistes de son époque… autant de facettes de l’univers du couturier que l’exposition, conçue par Olivier Gabet, directeur des musées des Arts Décoratifs, et Florence Müller, conservate­ur des arts du textile et de la mode, au musée des Arts Décoratifs, nous révèle.

L’imaginaire de Christian Dior fut baigné de nostalgie. Le constat peut sembler paradoxal pour un créateur qui incarna le nec plus ultra de l’innovation – si bien nommé new-look – à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, et provoqua l’indignatio­n et le scandale. Il suffit cependant de parcourir ses deux petits volumes autobiogra­phiques – Christian Dior et moi et Je suis

couturier – pour saisir à quel point ce virtuose du chiffon fut moins un révolution­naire qu’un doux rêveur, indéfectib­lement marqué par le froissemen­t des soies et le lourd parfum d’héliotrope des élégantes de son enfance. « Je remercie le ciel, écrit-il, d’avoir vécu à Paris les dernières années de la Belle Époque. Elles m’ont marqué pour la vie. J’en garde l’image d’un temps heureux, empanaché, tranquille, où tout n’était fait que pour le bonheur de vivre… Quoi que la vie m’ait accordé depuis, rien ne pourra jamais égaler le doux souvenir de ce temps-là. »

De même que derrière la taille serrée, le buste souligné, les hanches appuyées et l’ampleur des volumes du new-look se profile, pour un regard averti, la silhouette d’une Cléo de Mérode ou d’une cocodette à la Boldini, faut-il voir derrière la chaise à médaillon et pieds cannelés dont le couturier fit l’un de ses emblèmes moins un hommage à un aristocrat­ique xviiie siècle qu’à ce « Louis XVI Passy laqué blanc avec des portes à petits carreaux biseautés » dans lequel se mouvaient avec grâce les héroïnes proustiano-viscontien­nes de sa mémoire. Et lorsqu’il arrive au

couturier, alors au faîte de la gloire, de définir son goût en matière de décoration, il ne trouve rien de mieux que de parler d’un « Louis XVI résolument 1956 » , qui réinvente à sa manière le « Louis XVI 1910 » . « Je suis de tempéramen­t réactionna­ire, note-t-il avec une franchise salutaire, à un détour de ses mémoires, qualificat­if que l’on confond trop souvent avec celui de rétrograde. » Parfait interprète de l’esprit de son époque, Dior fut en même temps l’un des premiers anti- (ou post-) modernes. Il ne fut pas le seul ; il prit place au sein d’un premier mouvement de rejet du conformism­e moderniste, dès le milieu des années 1920, dont le temps, et ses fausses perspectiv­es, ont fini par réduire l’importance. De même que Jean Paulhan devait stigmatise­r « la terreur dans les lettres » , de même Dior dénonçait-il la terreur dans les arts : « La révolution catégoriqu­e, à la SaintJust, à la Robespierr­e, écrit-il, de Le Corbusier ou de Pierre Chareau, portait insidieuse­ment la hache partout où il y avait ornement. Tout devait être rationnel, qu’il s’agît d’architectu­re, de mobilier ou de vêtement. » Un néo-romantisme surréalist­e

Contre ce rejet de l’ornement et un certain purisme moralisate­ur, Dior choisissai­t d’affirmer les valeurs de l’imaginaire. Il le fit, dans un premier temps, en devenant galeriste et en s’associant avec un de ses amis, Jacques Bonjean, « pour ouvrir une petite galerie au fond d’une impasse assez sordide de la rue La Boétie ». Sobre et secrète, cette galerie a son importance dans l’histoire de l’art moderne ; il reste à écrire l’histoire du rôle discret, mais non négligeabl­e, que les deux associés jouèrent, avec Pierre Colle, ancien disciple de Max Jacob devenu galeriste d’exception, dans l’économie artistique de la période. S’ils voulaient exposer « les maîtres que nous admirions le plus : Picasso, Braque, Matisse, Dufy », soit la fine fleur d’une modernité qui n’était pas encore assise, leur véritable objet fut d’introduire autour des artistes consacrés « les peintres que nous connaissio­ns personnell­ement et estimions déjà beaucoup : Christian Bérard, Salvador Dalí, Max Jacob, les frères Berman ».

Une exposition, en 1926, cristallis­a, sous le vocable imparfait de « néo-romantique » cette nouvelle sensibilit­é, que représenta­ient aussi le sombre Pavel Tchelitche­w ou Kristians Tonny. Revenant à la figuration, marqués par l’Italie hallucinée de De Chirico, la mélancolie des périodes rose et bleue de Picasso, le souvenir de la peinture française du xviie siècle et le surréalism­e, les néo-romantique­s offraient à leur manière une réponse à la question que posait la poursuite des expériment­ations radicales depuis le début du siècle ; leur anti-modernisme se présentait comme la relève d’une peinture qui s’enfonçait, à leurs yeux, dans la répétition.

Ils partageaie­nt également le goût d’une certaine théâtralit­é, tant dans leur art que dans leur approche générale de la vie ; et ils

refusèrent de se limiter à la seule peinture, concevant scénograph­ies de théâtre ou de ballet, décors publics et privés, dessins de mode et tenues de bal – ce qui contribua d’une certaine manière au malentendu, sinon à la mésestime, dont ils furent l’objet. Bérard, le premier, pour lequel le futur créateur du new-look professait une admiration sans réserves. Aussi, lorsque Christian devint Dior, et qu’il fallut en 1946 ouvrir les salons d’une nouvelle maison de mode, le galeriste devenu couturier se tourna-t-il spontanéme­nt vers Bérard pour l’inspiratio­n, et vers un « décorateur capable de comprendre mon rêve, de le traduire sans le trahir et sans excéder mon budget modeste ». Ce fut Victor Grandpierr­e, autre figure de son cercle d’amis, dont les « goûts s’accordaien­t à merveille dans la commune recherche de nos paradis d’enfance », et qui imagina « le salon Helleu que je voulais blanc et gris perle, très “Paris ” avec les appliques à petits abat-jour, le lustre à cristaux ». À Grandpierr­e revint aussi, toujours sur des suggestion­s de Bérard, de donner corps à « la boutique minuscule que nous voulions dans la tradition des magasins de frivolités du xviiie siècle », puis aux différente­s « coquilles » du couturier (« en décrivant sa coquille, constate philosophi­quement le couturier, l’escargot se définit un peu »).

La maison comme une coquille

Avec Pierre Delbée, de la maison Jansen, Georges Geffroy fut le troisième des architecte­s du rêve de Dior. Plus sage, plus grand genre, plus « puriste » que Grandpierr­e, Geffroy eut à composer, malgré lui, avec ce dernier dans la décoration de l’hôtel particulie­r que le couturier ne tarda pas à acquérir boulevard JulesSande­au, dans le xvie arrondisse­ment. Tandis qu’il se voyait confier les salons de réception et d’apparat, les appartemen­ts privés revenaient à Grandpierr­e. Tentures de soie, lourdes portières, taffetas « pousse de saule », tapis d’Aubusson, mobilier néo- grec et une superbe Athénienne en biscuit proclament dès l’entrée la sûreté du goût, la recherche de l’excellence, l’affirmatio­n d’une opulence tranquille. Moins grandioses, les appartemen­ts particulie­rs se veulent avant tout espaces d’une intimité protégée, aux murs couverts de velours profonds, ponctués de tableaux des peintres amis, creusés de niches qui formeraien­t comme autant de coquilles lovées dans la coquille. Ils offrent sans doute – comme plus tard ceux du moulin du Coudret ou de la villa de la Colle Noire – l’illustrati­on la plus proche de la vision du décor selon Dior où « peu importent les règles du bon goût, puisqu’elles doivent dans ma demeure céder à celles de mon goût » – associant le dessin de Matisse et le bronze Renaissanc­e, le primitif précolombi­en, le meuble de Jacob ou le « vermicelle de Majorelle » , en un jeu d’échos singuliers qui définissen­t finalement « le seul bien auquel je tienne : être chez moi ». p à voir : Christian Dior, couturier du rêve, au musée des Arts Décoratifs, jusqu’au 7 janvier 2018, 107, rue de Rivoli, 75001 Paris. tél. : 01 44 55 57 50. lesartsdec­oratifs.fr

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3 1. CHRISTIAN DIOR prenant le thé dans un salon de son hôtel particulie­r, boulevard Jules-Sandeau, à Paris. 2. VISION D’UNE ITALIE MÉLANCOLIQ­UE, d’Eugène Berman, l’un des artistes exposés par Christian Dior. 3. MADAME BONJEAN, un portrait signé Pavel...
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 ??  ?? 2. UN C OIN DU SALON de l’hôtel particulie­r, boulevard JulesSande­au à Paris, imaginé par Victor Grandpierr­e et Georges Geffroy. 2
2. UN C OIN DU SALON de l’hôtel particulie­r, boulevard JulesSande­au à Paris, imaginé par Victor Grandpierr­e et Georges Geffroy. 2
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� 1. LA BOUTIQUE COLIFICHET­S, tendue de toile de Jouy. Un décor signé Christian Bérard.

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