La découverte
Il y a cinquante ans, un tremblement de terre anéantissait ce village de Sicile. De ce drame sont nées une oeuvre de land art ainsi qu’une ville nouvelle. Comme une apparition, un fantasme architectural où le temps semble s’être arrêté.
En Sicile, le village de Gibellina a été ravagé par un tremblement de terre puis réinventé comme une oeuvre d’art… Une utopie contemporaine.
La Sicile est vénéneuse, terriblement vénéneuse. Elle vous brûle par sa beauté renversante, puis vous empoisonne par ses tragédies. Il en est ainsi de Gibellina, village agricole au sud-ouest de Palerme terrassé par un tremblement de terre une nuit de janvier 1968 – une catastrophe au goût de Pompéi. Lorsque l’aube se leva dans cette vallée du Belice, le village accroché à la colline avait disparu, anéanti sous les décombres. « Il y eut deux cents morts à la première secousse. Les survivants eurent le temps de s’enfuir avant la seconde, trois jours plus tard, qui ensevelit les carabiniers envoyés à la garde des maisons. Dans leurs bottes, affirme la légende, on retrouva les bijoux qu’ils avaient volés dans les décombres » , écrit Dominique Fernandez en 1988 dans Le Radeau de la Gorgone (Grasset). Le drame passé, la douleur s’est peu à peu tue, dissimulée derrière des abris de fortune. Durant les mois qui suivirent, ne voyant aucun plan de reconstruction se dessiner, la population sembla se résigner. Et puis un jour de 1969, un personnage semblant sorti d’un roman, surnommé « il padre di Belice » , s’empara de la mairie de Gibellina et de son destin.
Ludovico Corrao était un personnage fantasque – option chapeau de feutre vissé sur la tête – capable d’adhérer un jour au Parti communiste et de soutenir le lendemain un parti de la droite ultrachrétienne. Il rêvait de rendre sa superbe à cette cité détruite en invitant les plus grands artistes du moment à la reconstruire. Après tout, le tremblement de terre de 1693 avait déjà entraîné la renaissance de villes siciliennes telles Catane, Raguse ou Noto, qui figurent encore au rang de bijoux du baroque sur la liste du Patrimoine de l’humanité de l’Unesco. Ludovico Corrao décida, lui, de parachuter sa ville nouvelle, Gibellina Nuova, à quinze kilomètres des lieux du drame. Et de nombreuses figures de l’art furent attirées par les lumières de son vaste projet.
Un immense linceul blanc
Alberto Burri était certainement le plus célèbre de ces invités. Peintre et sculpteur, il s’écarta du nouveau site pour se consacrer à Gibellina « l’ancienne », au nom de la mémoire collective. « Nous avons fait un immense linceul blanc de ce lieu afin qu’il reste un souvenir éternel de cet événement » , raconta-t-il. Ainsi, ce qu’il reste de la ville repose depuis 1989 sous une immense chape de béton et de chaux mêlés aux gravats restés sur ce site accroché à flanc de coteaux et rebaptisé Il Cretto di Burri. Son tracé reprend celui des ruelles de l’ancien village, comme des cicatrices inondées par la lumière, que les ombres des →
visiteurs viennent de temps en temps rythmer. Même si le plus souvent, c’est le vent qui sonne le glas, rappelant, s’il le fallait encore, ce sentiment de deuil qui en émane. Mais l’expérience la plus terrifiante est ailleurs ; il faut tourner le dos à l’oeuvre de Burri, parcourir la petite route qui serpente le long des champs en laissant ce morceau de land art disparaître dans son rétroviseur jusqu’à l’autoroute, déserte, qui mène à la ville nouvelle. Une étoile en métal, symbole de renaissance, de l’artiste Pietro Consagra l’enjambe, annonçant une utopie des temps modernes, imaginée par un seul homme. Bienvenue dans la ville fantôme de Gibellina, aussi abandonnée et triste qu’une station balnéaire après l’été, bien que le soleil y brûle toute l’année. Mais la mer est trop loin pour que les touristes viennent s’y perdre, et les Italiens semblent bouder cette latitude
de leur île, préférant vanter ses trésors d’hier plutôt que ceux des années 1970. Pourtant, la ville en offre un témoignage passionnant à l’heure où le patrimoine moderne, considéré comme un sous-genre par les autorités, disparaît peu à peu. Que restera-t-il au siècle prochain de cette époque où l’on croyait au monumental et au déraisonnable ? De ce moment où le divin était matérialisé par une sphère aussi colossale qu’immaculée, en lévitation sur la scène d’un amphithéâtre, comme cette Chiesa Madre dessinée par l’artiste Ludovico Quaroni ? Gibellina incarne la vision d’un homme politique, mais aussi d’une époque, où la notion de souvenir pour Alessandro Mendini prenait forme à travers un gigantesque cône en ciment surmonté d’ailes colorées ; une époque aussi où le théâtre de la cité – soit la place publique – devenait un long couloir →
au tracé rectiligne et symétrique imaginé par Franco Purini et Laura Thermes, et s’achevait par un escalier en ruine, pur artefact signé Nanda Vigo en référence à la Gibellina ancienne.
Mimmo Rotella, Arnaldo Pomodoro, Mimmo Paladino, Giuseppe Uncini, Francesco Venezia… beaucoup d’autres artistes seront intervenus pour donner naissance à Gibellina Nuova, peut-être trop pour qu’elle ne devienne cohérente et que la vie s’y installe. La ville devait accueillir 15 000 habitants, 3 000 seulement s’y installèrent. Aujourd’hui, pas un arbre n’a poussé sur ces terres désertes, hormis quelques herbes folles, que l’on dit avoir été vendues par la mafia à prix d’or. L’histoire de Gibellina Nuova ressemble à un mauvais feuilleton télé dont le scénario raconte les magouilles des uns et les utopies des autres. Un feuilleton au goût amer qui s’acheva quelques années plus tard, quand Ludovico Corrao, maire jusqu’en 1994, fut retrouvé assassiné de plusieurs coups de couteau dans son lit. Gibellina la maudite.