La référence
Figure incontournable de l’architecture, du design, de l’urbanisme et de la scénographie en Italie, Gae Aulenti inspire aujourd’hui une nouvelle génération de créateurs. Portrait d’un talent précurseur.
Architecte, scénographe, papesse du design, Gae Aulenti était surdouée. Elle inspire une nouvelle génération de créateurs.
Un peu de douceur dans un monde de brutes. C’est l’image que livre Gae Aulenti à l’entame de sa longue carrière, au mitan des années 1950. Une femme dans un milieu d’hommes, celui du bâtiment, enclave ô combien machiste, qui plus est en Italie et à cette époque. Sans doute est-ce là l’une des raisons pour lesquelles l’architecte transalpine mettra du temps à s’imposer, n’accédant à la notoriété internationale qu’en 1986, avec la livraison du musée d’Orsay, à Paris. Elle a alors 59 ans. Cinq ans plus tard, elle sera la première femme architecte à décrocher le plus prestigieux prix japonais pour les arts, le Praemium Imperiale.
Née le 4 décembre 1927, à Palazzolo dello Stella, petit village du Frioul, Gaetana (dite Gae) Aulenti fait ses études supérieures à Turin mais, dès que l’occasion se présente, elle file illico vers la capitale lombarde :
« Aussitôt que je l’ai pu, aimait-elle raconter, j’ai choisi d’aller à Milan pour étudier l’architecture au Politecnico » , d’où elle sort diplômée en 1953. Trois ans plus tard, elle ouvre sa propre agence. Pantalon et cheveux courts, Gae Aulenti est, en Italie, une figure incontournable de l’art, explorant de front et avec la même curiosité moult domaines : architecture, design, aménagement intérieur, urbanisme, scénographie… Elle n’hésite pas non plus à prendre part au débat architectural, collaborant durant une décennie (19551965) à la revue avant-gardiste Casabella Continuità. Le patron n’est autre qu’un ponte de l’architecture milanaise, Ernesto Nathan Rogers. L’homme pour qui
« l’architecte devrait être un intellectuel avant d’être un professionnel » maître à penser. Elle côtoie alors les stars que sont déjà Vittorio Gregotti, Aldo Rossi, Giancarlo De Carlo, Guido Canella ou Giorgio Grassi. Avide de transmettre, Aulenti enseigne aussi sous la houlette de deux maestros : Giuseppe Samonà d’abord, à l’Institut universitaire d’architecture de Venise, puis Ernesto Nathan Rogers, encore lui, au Politecnico de Milan. Faute de temps, elle sera néanmoins contrainte de lâcher enseignement et journalisme au profit de sa pratique architecturale.
Le patrimoine réinventé
Son grand oeuvre reste, évidemment, la transformation, entre 1980 et 1986, de l’ancienne gare d’Orsay, à Paris, en un musée consacré au xixe siècle, aujourd’hui l’un des plus visités au monde, même si, →
à l’époque, la critique n’est pas tendre avec elle : « Formalisme gratuit… architecture mégalo et pharaonique… » Son esthétique un brin « théâtrale » sera néanmoins saluée dans le monde entier. Dès lors, Gae Aulenti enchaîne les commandes : conversion du Palau Nacional, à Barcelone en Museu Nacional d’Art de Catalunya, et de la Old Main Library de San Francisco en Asian Art Museum, restructuration des Écuries papales du palais du Quirinal, à Rome, en espace d’exposition, ou du Palazzo Grassi à Venise. Cette maîtrise dans l’art de métamorphoser des lieux pétris d’histoire ne l’empêche point d’édifier des bâtiments neufs, comme le pavillon italien de l’Exposition universelle de Séville, en 1992, ou l’Institut culturel italien de Tokyo, en 2006.
À l’échelle de la ville, elle réaménage l’accès de la gare Santa Maria Novella, à Florence, et la Piazza Cadorna, à Milan, où elle plante une monumentale sculpture signée Claes Oldenburg et Coosje van Bruggen. « Même si l’architecture est plus compliquée et que les études sont plus longues, dessiner un petit objet ou une grande architecture représente un même effort conceptuel. C’est le même plaisir, explique
Aulenti. En général, je préfère faire de l’architecture, mais je trouve que faire du design aide à mieux comprendre l’espace intérieur dans sa totalité, et ce dans la mesure où l’objet s’inscrit toujours dans un lieu à vivre, une maison, un hôtel, un restaurant… »
Elle ne s’en privera pas.
Sous le signe d’une nouvelle liberté Depuis les années 1950, en réaction à l’hégémonie moderniste alors en vigueur, Gae Aulenti flirte avec un mouvement baptisé Neoliberty, auquel elle restera attachée sa vie durant. À l’inverse de ces formes fonctionnalistes devenues « des standards dénués d’émotion » , elle cultive une
« dramaturgie de la sinuosité ». En 1960, elle présente, dans l’exposition Nuovi disegni per il mobile italiano, une bibliothèque qui l’inscrit d’office au coeur de ce style Neoliberty. Deux ans plus tard, pour Poltronova, son fauteuil à bascule Sgarsul
– qui, en dialecte napolitain, signifie « enfant des rues » – s’inspire, lui, de l’un des premiers rocking chairs de la marque Thonet. C’est à cette époque qu’elle entame des collaborations avec nombre de fabricants réputés, italiens ou étrangers : Poltronova, Zanotta, Artemide, Martinelli Luce, Knoll, Kartell ou Fontana Arte, dont elle prendra en charge la direction artistique de 1979 à 1996. Pour la firme Olivetti, elle conçoit les showrooms de Paris et de Buenos Aires et dessine, pour l’occasion, deux lampes qui deviendront culte : la Pipistrello – « chauve-souris » en italien –, variante pop de formes viennoises, et la King Sun.
« Je voulais obtenir un contraste avec les machines à écrire et un objet de définition complètement différent », dira-t-elle. Ces aménagements fameux la conduiront à rencontrer Gianni Agnelli, patron de Fiat, qui lui confie son appartement milanais puis, plus tard, une flopée de stands pour les salons de l’automobile de Turin et de Genève. En 1972, au Musée d’art moderne de New York, Gae Aulenti se retrouve évidemment aux côtés du « pape » Ettore Sottsass dans la mythique exposition sur le design →
transalpin : Italy, The New Domestic Landscape. Avec le fabricant Kartell, elle crée un système de meubles intitulé Nuovo Paesaggio Domestico. Chacun des éléments peut se combiner librement, à la verticale ou à l’horizontale, de manière à créer divers « paysages » : assises, étagères, etc. Si certains designers vénèrent les géométries rigoureuses, Gae Aulenti, elle, arbore une perpétuelle inclination envers la courbe et le cercle. Après le succès de sa table basse Tavolo con ruote, chez Fontana Arte, pour laquelle elle appliquait, façon ready made, quatre roues de chariot industriel sous une plaque de verre, elle en invente une version haute rebaptisée Tour, supportée cette fois par quatre roues de bicyclette. Cette association laisse évidente la fonctionnalité de l’objet et évoque déjà l’idée de recyclage.
De son éducation bourgeoise, Gae Aulenti hérite de multiples passions, dont l’éclectisme de son travail est le reflet : la littérature, l’histoire de l’art et la musique. Sans oublier le théâtre. Au milieu des années 1970, à Prato, au sein du Laboratorio di Progettazione Teatrale, elle travaille avec le metteur en scène Luca Ronconi, puis réalise plusieurs scénographies pour la Scala de Milan ( Wozzeck, Elektra), pour le Teatro Lirico à Milan ( Le Roi Lear) ou le Rossini Opera Festival de Pesaro ( Le Voyage à Reims).
« Le théâtre m’a aidée à mieux comprendre le fond de la relation espace/temps, observe-t-elle. L’architecture doit tenir compte de l’action théâtrale. La scénographie est une préparation à l’architecture fondamentale. »
Voix rauque, éternelle cigarette à la bouche, voire verre de whisky, et immenses lunettes rondes vissées sur le nez, « La Gae », ainsi que tout le monde la surnommait, s’est éteinte dans la nuit du 31 octobre 2012, à 84 ans. Dans un texte datant de 1969, l’écrivain Alberto Arbasino l’avait décrite comme « une combinaison entre le charme bucolique et la mentalité solide d’un ingénieur ». Dix ans plus tard, dans le catalogue de l’exposition que lui consacre le Pavillon d’art contemporain, à Milan, l’architecte et professeur Emilio Battisti écrira :
« Elle est le premier architecte qui a démontré, en toute évidence, que Architecture est un substantif de genre féminin. »