Lever de couleurs sur l’Altiplano
En Bolivie, l’architecte Freddy Mamani Silvestre construit des immeubles dont les motifs et les couleurs sont inspirés de la culture andine. Spectaculaire.
En Bolivie, l’architecte Freddy Mamani construit des immeubles aux motifs et aux couleurs inspirés de la culture andine.
Jadis, lorsqu’on atterrissait à El Alto, aéroport international de La Paz, la capitale bolivienne, on survolait d’abord une ville grisâtre, juchée à plus de 4 000 mètres d’altitude. Ce n’est plus le cas. Depuis une douzaine d’années, ont poussé à El Alto des immeubles tous plus bariolés les uns que les autres et qui font désormais de ces quelques instants avant que l’avion ne touche le tarmac une expérience pour le moins haute en couleur. L’auteur de ces constructions polychromes est un architecte bolivien, Freddy Mamani Silvestre, 46 ans : « Mon objectif, dit-il, est de donner de la couleur et de la vie à ma ville d’El Alto qui, jusqu’alors, arborait un panorama terne. » D’origine aymara – un peuple amérindien de la région du lac Titicaca –, il s’est très tôt frotté au monde de la construction grâce, notamment, à son père qui, avant de se lancer dans une carrière d’enseignant, fut d’abord un maçon réputé et l’emmena sur de nombreux chantiers. Après avoir lui-même longtemps exercé en tant qu’ouvrier du bâtiment, Freddy Mamani Silvestre se tourne vers des études d’ingénieur, qu’il poursuit par une formation en architecture. L’arrivée au pouvoir, en 2006, d’Evo Morales, premier chef d’État d’ascendance amérindienne du pays à s’être affirmé en tant que tel – il est d’ailleurs lui aussi d’origine aymara – n’est sans doute pas étrangère à sa montée en puissance : « L’élection de “mon président”, Evo Morales, nous a permis non seulement de nous développer en tant qu’indigènes, mais aussi de récupérer notre identité et notre culture millénaires, lesquelles étaient quasiment dans l’abîme de la disparition, observe-t-il. De plus, en étant désormais reconnus, nous, peuples indigènes, participons à la construction du nouvel État plurinational de la Bolivie. C’est pourquoi nous avons aujourd’hui toute la liberté de nous montrer tels que nous sommes, à travers une architecture qui, bien sûr, nous identifie. » Et l’homme ne fait assurément pas dans la nuance… Ou plutôt si. En témoignent ces couleurs chatoyantes et ces motifs géométriques qu’il déploie tous azimuts, depuis les façades de ces bâtiments jusqu’aux intérieurs.
L’architecture « néo-andine »
Une exubérance kitsch et un style à nul autre pareil que d’aucuns ont baptisé « néo-andin ». La raison ? Ses influences : en premier lieu, les cultures traditionnelles. « Elles sont très importantes pour moi, raconte Freddy Mamani Silvestre. Ma passion pour la couleur vient notamment des textiles andins, et celle pour la géométrie de l’esprit des ruines de Tiahuanaco, un site archéologique situé sur la rive du lac Titicaca. » Sa méthode de travail, en tout cas, est savamment rodée. Il ne dessine pas le projet
de A à Z avant de démarrer la construction : « Il y a deux étapes distinctes, explique-t-il. Primo, l’ossature du bâtiment, faite de béton et d’un remplissage de briques, doit être conçue à 100 % avant le chantier. Secondo, la décoration et les détails finaux de l’oeuvre sont réalisés in situ », directement
avec les ouvriers. « Toutes mes réalisations ont un langage, une identité, un esprit, par conséquent, une vie », estime, lyrique, l’architecte. Chacune d’elles obéit à un schéma bien précis. D’abord, au rez-de-chaussée, des boutiques, des salles de sport, des restaurants ou une galerie commerciale. Puis, aux premier et deuxième étages, une salle de bal – avec piste de danse et mezzanine – consacrée aux activités culturelles ou folkloriques. Enfin, dans les niveaux supérieurs – deux ou trois, c’est selon – les logements. L’appartement du dernier étage, baptisé El Cholet – jeu de mot un brin péjoratif entre les vocables « chalet » et « Cholo/a » (Bolivien/ne d’origine indigène) –, est, en principe, réservé aux propriétaires (commerçants, transporteurs ou restaurateurs), issus de la nouvelle bourgeoisie aymara. « Ils peuvent ainsi jouir de leur puissance économique, obtenue grâce à leur travail ardu », lance tout de go Freddy Mamani Silvestre.
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Leurs biens sont, avant tout, des symboles flamboyants de leur réussite. Ils fonctionnent d’ailleurs sous forme d’« écosystème ». « Cette typologie se répète pour une raison très précise, indique l’architecte. Ces édifices sont construits ainsi parce qu’ils sont “autodurables”, c’est-à-dire qu’ils génèrent leur propre argent. » La location d’une poignée de logements, de la salle de bal et des commerces du rez-de-chaussée est évidemment une manne non négligeable, sachant que le coût de la construction de ce type d’ immeubles s’ élève entre 250000 et 600 000 dollars américains, et peut, parfois, grimper jusqu’à 1 million. Une véritable fortune pour le Bolivien lambda. Pas étonnant alors que Freddy Mamani Silvestre affiche un enthousiasme à toute épreuve. « J’ai déjà réalisé plus de cent bâtiments dans ce style “Neo Andino”, une grande majorité, bien sûr, à El Alto, mais également dans des capitales de province ou dans d’autres villes à l’intérieur du pays », annonce-t-il fière
ment. « L’architecture peut donner beaucoup d’émotion et de passion, sou
ligne l’architecte. Personnellement, j’essaie de les transmettre à tout un peuple. En particulier, à travers cet art qu’est l’architecture néo-andine, laquelle tente toujours de saisir le meilleur d’une identité millénaire. » Le curseur est assurément placé très haut. Normal, nous sommes, rappelons-le, à 4 000 mètres au-dessus du niveau de la mer !
Freddy Mamani Silvestre fait partie de la cinquantaine d’artistes présentés par la Fondation Cartier, du 11 juillet 2018 au 6 janvier 2019, dans l’exposition célébrant la diversité et la vibration des motifs géométriques et des structures de l’art latino-américain. Celle- ci réunira des sculpteurs, des peintres, des céramistes ou des photographes, et un autre architecte phare sud-américain, le Paraguayen Solano Benitez.
Géométries Sud. Du Mexique à la Terre de Feu, Fondation Cartier pour l’art contemporain, 261, boulevard Raspail, 75014 Paris. fondationcartier.com