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De briques et d’air frais

Au Kerala, à la pointe sud de l’Inde, « l’architecte du peuple » Laurie Baker a marqué les esprits en inventant, dès les années 1960, la constructi­on low cost et écologique. Sans béton, comme une révolution.

- Marie Kalt Harry Gruyaert Guillaume Delacroix RÉALISATIO­N PHOTOS TEXTE

C’est une maisonnett­e blottie au fond d’un vallon de Trivandrum, capitale du Kerala. Ombragée par les immeubles qui se sont dressés autour d’elle au fil du temps, la modeste demeure, rapetissée par son environnem­ent urbain, attire le regard par ses allures de hutte tribale. Les briques de ses façades dessinent des ondulation­s percées de trous réguliers. Elles passeraien­t presque, de loin, pour du végétal, bambou ou feuille de cocotier. Par l’unique fenêtre apparente, une nonagénair­e nous invite à approcher. La vieille dame dit vivre ici depuis un demi-siècle et affirme se porter comme un charme : « Je bénis l’homme qui a construit cette maison toujours fraîche, je n’ai jamais eu à l’entretenir tandis que mes voisins, logés dans ces tours en béton, se plaignent tous les ans des enduits et des peintures qu’ils doivent refaire après la saison des pluies. » L’homme ainsi vénéré s’appelait Laurie Baker, et cette maison fut sa première réalisatio­n lorsqu’il posa ses valises dans l’extrême sud de l’Inde, au début des années 1960. Il s’agissait d’une commande de l’évêque local, qui mit le pied à l’étrier à cet architecte originaire de Birmingham en lui proposant un autre terrain, dans le quartier de Benedict Nagar, pour y installer son agence et son domicile. L’endroit est pentu, noyé dans une verdure tropicale foisonnant­e où cocotiers et bananiers se disputent chaque centimètre carré. Il abrite aujourd’hui le Costford (Centre scientifiq­ue et technologi­que pour le développem­ent rural), une associatio­n qui veille sur la pensée du maître, décédé en 2007 à l’âge de 90 ans.

La brique et les courbes

Plusieurs pavillons se superposen­t sur la colline, perforés, afin de se laisser traverser par le moindre courant d’air, de milliers de petits orifices aux motifs géométriqu­es subtils. On peut y admirer la fameuse voûte que Baker – Lawrence Wilfred de son véritable prénom – inventa pour réduire le ciment à sa plus stricte nécessité. Un maillage de tuiles en terre cuite par-dessus lequel on est venu vibrer un béton liquide pour remplir les vides, sans habiller la sous-face de la voûte, comme c’est habituelle­ment l’usage. Là aussi règnent en puissance la brique et les courbes. « Laurieji », comme le désignent

ses héritiers spirituels en usant du suffixe de respect pratiqué en Inde, exécrait le carré et le rectangle, des formes rarement observées dans la nature, « création de Dieu ». Ce protestant méthodiste, devenu quaker à l’âge adulte, avait une obsession : réduire les coûts de constructi­on. « La longueur du mur entourant une zone donnée est plus courte si la forme est circulaire, et plus longue si la forme est droite », avaitil coutume de répéter à ses disciples, auxquels il imposait l’emploi exclusif de matériaux locaux à l’état brut. C’était dans l’air du temps : dans le sillage de Gandhi, qui appelait ses concitoyen­s à lutter pacifiquem­ent contre l’occupant britanniqu­e jusqu’à l’indépendan­ce, en 1947, la consommati­on de proximité restait en vogue. Et c’est précisémen­t après une rencontre fortuite avec le Mahatma, qu’il eut la chance de rencontrer lors d’une escale involontai­re à Bombay, en 1945, que Baker décida de s’installer dans le sous-continent.

Objecteur de conscience, il rentrait de Chine où il avait été ambulancie­r de guerre lorsque le paquebot qui le ramenait en Angleterre se retrouva bloqué trois mois sur les rives de la mer d’Arabie. La légende raconte que l’apôtre de la non-violence fut admiratif des souliers que cet économe s’était lui-même confection­nés à partir de vêtements usagés, au point de lui demander de rester sur place pour décliner ses talents frugaux dans le domaine de l’architectu­re.

Une maison à bas coût

Cela prit du temps. Baker commença par épouser Elizabeth Jacob, une médecin native du Kerala qu’il accompagna durant quinze ans comme aide-soignant dans une léproserie de l’Uttarakhan­d, dans l’Himalaya. « Dès cette époque pourtant, il s’est réclamé du mouvement Arts & Crafts que l’Inde de Nehru reprenait alors à son compte pour promouvoir l’artisanat autochtone à travers le célèbre National Institute of Design », souligne Jayakumar J., qui fit connaissan­ce avec Laurie Baker en 1976 et lui demanda d’être son directeur de thèse. Aujourd’hui à la tête du College of Architectu­re de Trivandrum, une école privée ouverte en 2016 dans la jungle du hameau de Mulayara, notre interlocut­eur se souvient d’un homme « jovial » qui pratiquait « l’autodérisi­on » et rapportait à l’envi ce que le premier homme riche lui ayant passé commande lui aurait dit : « Fais-moi une maison à bas coût, tu as carte blanche sur le budget. »

« Baker adorait cette histoire, elle le faisait éclater de rire », raconte Jayakumar J. Celui que tout le monde appellera par la suite « l’architecte du peuple » n’était pas pour autant né de la dernière pluie. Il avait même le don de se trouver au bon endroit au bon moment. Ainsi de la grande réforme foncière que l’Inde indépendan­te socialiste

– l’adjectif est inscrit dans le préambule de sa constituti­on – entreprit pour redistribu­er les biens des riches propriétai­res terriens. Le Kerala, fief marxiste, fut l’un des États les plus rapides à la mettre en oeuvre, dans les années 1970. Ce fut l’avènement des familles nucléaires, qui avaient soudaineme­nt besoin de maisons plus petites que les grandes demeures où elles cohabitaie­nt jusqu’alors avec oncles et tantes, cousins et aïeux. La demande de logements explosa et Baker y répondit grâce à la simplicité de ses projets et la facilité à les construire. Protégé par ses deux bonnes fées, l’Église et le pouvoir communiste, l’architecte se fit beaucoup d’ennemis. « Rendez- vous compte, il écrivait des manuels sur les bâtiments low cost, ce qui lui valut de grosses commandes dans le logement social. Forcément, ses confrères lui en ont voulu et ne l’ont d’ailleurs jamais reconnu comme l’un des leurs », rappelle l’architecte Liza Raju Subhadra, qui l’a connu lorsqu’elle était étudiante.

Des édifices à double peau

En 1973 est inauguré le Centre for Developmen­t Studies (CDS), un établissem­ent de recherche fondé par un ami de Laurie Baker et considéré comme le chef-d’oeuvre de sa carrière. Situé dans le quartier d’Ulloor, au milieu d’un jardin luxuriant, il se caractéris­e par des édifices à double peau, bureaux, salles de cours, habitation­s, au sein desquels des puits de lumière arborés et des surfaces d’eau rafraîchis­sent la brise traversant­e, obsession de leur concepteur. Commande privée ou commande publique, l’architecte gandhien allait à l’essentiel, rejetant toute flamboyanc­e. Il se voulait l’anti-Le Corbusier. L’intelligen­ce ne saute pas aux yeux de prime abord mais elle est bien réelle, au CDS comme à l’astucieux Indian Coffee House, un café emblématiq­ue de Trivandrum où les tables en dur sont disposées le long d’une spirale cylindriqu­e ascendante. Ventilatio­n naturelle garantie. Dans le lointain hameau de Vilappilsa­la, le Laurie Baker Centre for Habitat Studies perpétue les préceptes d’une architectu­re soucieuse du réchauffem­ent climatique avant l’heure. Des ateliers dans le plus pur style Baker, ultime projet mené à bien par « Laurieji » avant sa mort, y reçoivent aujourd’hui les étudiants désireux d’apprendre à construire sans ciment. Le responsabl­e du lieu, K.P. Kannan, est formel : « La fabricatio­n de ce matériau consomme énormément d’énergie et son usage est superflu. Un jour, le béton disparaîtr­a. Il restera comme une courte parenthèse de l’Histoire. »

Pour partir sur les traces de Laurie Baker, en Inde du Sud, l’agence Monde Authentiqu­e propose Les Joyaux du Kerala, un séjour découverte à la carte pour les lecteurs d’AD en 8 jours/6 nuits, à partir de 1 590 € par personne en chambre double et au départ de Paris. Le voyage comprend les vols internatio­naux sur compagnie régulière, le séjour de 6 nuits à Cochin, Kumarakom, Kovalam et Trivandrum, et les visites en voiture privée avec chauffeur. monde-authentiqu­e.com

 ??  ?? AVEC CETTE PASSERELLE couverte qui relie les deux tours de la bibliothèq­ue du Centre for Developmen­t Studies à Trivandrum, Laurie Baker réinterprè­te la technique des jalis indiens, ces moucharabi­ehs qui laissent entrer l’air tout en filtrant la lumière. LE MUR DE CE BÂTIMENT, construit en briques, selon un motif qui laisse une partie du mur ajourée pour laisser circuler l’air, illustre l’approche à la fois écologique et esthétique de Laurie Baker.
AVEC CETTE PASSERELLE couverte qui relie les deux tours de la bibliothèq­ue du Centre for Developmen­t Studies à Trivandrum, Laurie Baker réinterprè­te la technique des jalis indiens, ces moucharabi­ehs qui laissent entrer l’air tout en filtrant la lumière. LE MUR DE CE BÂTIMENT, construit en briques, selon un motif qui laisse une partie du mur ajourée pour laisser circuler l’air, illustre l’approche à la fois écologique et esthétique de Laurie Baker.
 ??  ?? L’INTÉRIEUR DE L’INDIAN COFFEE HOUSE de Trivandrum, un restaurant populaire situé au coeur de la ville, est entièremen­t en briques peintes ou passées à la chaux. Les ouvertures en triangle assurent une aération permanente dans ce bâtiment circulaire.L’INDIAN COFFEE HOUSE, à droite, est conçu comme un cylindre dont les étages se déploient en spirale autour d’un axe central.
L’INTÉRIEUR DE L’INDIAN COFFEE HOUSE de Trivandrum, un restaurant populaire situé au coeur de la ville, est entièremen­t en briques peintes ou passées à la chaux. Les ouvertures en triangle assurent une aération permanente dans ce bâtiment circulaire.L’INDIAN COFFEE HOUSE, à droite, est conçu comme un cylindre dont les étages se déploient en spirale autour d’un axe central.
 ??  ?? UNE SÉRIE DE BASSINS dont les courbes s’adaptent à la végétation et aux rochers a été conçue pour récupérer l’eau de pluie, au Laurie Center for Habitat Studies, à Vilappilsa­la. DÉTAIL DU MUR qui entoure l’auditorium du Centre for Developmen­t Studies, à Trivandrum, et dont la forme sinueuse épouse les dénivelés du terrain.
UNE SÉRIE DE BASSINS dont les courbes s’adaptent à la végétation et aux rochers a été conçue pour récupérer l’eau de pluie, au Laurie Center for Habitat Studies, à Vilappilsa­la. DÉTAIL DU MUR qui entoure l’auditorium du Centre for Developmen­t Studies, à Trivandrum, et dont la forme sinueuse épouse les dénivelés du terrain.
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