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Gilles Clément, jardinier en mouvement

Au jardin comme en architectu­re, aujourd’hui, « less is more ». Libéré des diktats du design et des pesticides, le jardin vu par le paysagiste Gilles Clément exprime les besoins de son siècle : la biodiversi­té avant tout.

- Sixtine Dubly Yann Monel PROPOS RECUEILLIS PAR PHOTOS

Le paysagiste livre sa vision du « jardin planétaire ». Une voix à suivre.

Il aura fallu vingt ans pour qu’une génération s’empare de la vision naturalist­e de Gilles Clément. Porté par la jeunesse, l’actuel réveil du printemps agit pour un « jardin planétaire », celui-là même que l’ingénieur horticole, paysagiste, penseur et enseignant théorisait en 1996 dans Thomas et le Voyageur (Albin Michel). Le terme de « jardin planétaire », également titre de son exposition à la Grande Halle de la Villette en 1999, est né de l’observatio­n de La Vallée, son jardin dans la Creuse, et prône une révolution dans la gestion humaine de la nature qui se résume ainsi : faire le plus possible avec, le moins possible contre. Cette propositio­n politique s’appuie sur le « jardin en mouvement », l’idée de composer avec l’élan naturel, le brassage du vivant et ses trajectoir­es, et le constat que les espèces se déplacent au fil du temps. Le troisième volet de sa pensée écologique, formulé en 2004 et intitulé « Tiers paysage », souligne que les friches et les espaces, délaissés ou non, exploités par l’homme sont, en réalité, des territoire­s essentiels à notre diversité biologique. Alors que sa pensée est plus que jamais d’actualité, nous avons réussi à poser quelques questions à cette personnali­té hyper sollicitée.

SD Vous êtes ingénieur, paysagiste, philosophe, romancier, commissair­e d’exposition. Jardinier est le terme que vous préférez, pourquoi ?

GC J’aime ce nom car il insiste sur la prééminenc­e du vivant. Le jardinier compose avec le vivant et non contre lui. Il ne peut, à l’instar du paysagiste, s’aider de constructi­ons en pierres ou en bois. Il ne décide pas de sa table à dessin et de manière unilatéral­e, souvent idéale, l’aspect que prendra le jardin. Le jardinier compose avec le vivant. La forme finale du jardin lui est inconnue a priori. Elle dépend du contexte, du relief, du climat, des insectes et du temps qui passe.

« J’ai failli me tuer avec des pesticides, c’est là que j’ai commencé à réfléchir. »

SD C’est aussi un nom à la lisière de la profession et de l’amateur, de la politique et de la poésie…

GC Il est traversé par des siècles de penseurs, d’artistes, de scientifiq­ues… Ouvert aux idées et aux émotions. Sa référence au paradis, au jardin d’Éden clôturé, où l’homme intervient, est fondamenta­le. Il est aussi fédérateur, à l’inverse du mot écologie. C’est pour cela que j’ai choisi Le Jardin planétaire pour titre de mon exposition qui présentait mon projet d’écologie humaniste en 1999 à la Grande Halle de La Villette.

SD C’était il y a tout juste vingt ans, en 2019, il semble que vos propos prennent une autre dimension.

GC La conscience écologique est née dans les années 1970, et très vite le monde de la finance l’a complèteme­nt occultée. Après mon exposition, j’ai été presque choqué que personne ne prenne la mesure de l’enjeu, mais cette année, quel immense réveil ! Les lycéens manifesten­t en faveur de la planète. Ce sont les petits-enfants de Mai 1968 qui agissent.

SD Qui sont ces nouveaux jardiniers planétaire­s ?

GC Cette nouvelle génération qui plante, lit, se politise et lance une multitude d’initiative­s individuel­les qui font sens. Des pratiquant­s de la permacultu­re diffusée et popularisé­e notamment par la ferme du Bec-Hellouin en Normandie, des locavores comme dans la commune de Mouans-Sartoux, dans le Sud-Est, qui révolution­ne la cantine en triplant ses surfaces agricoles et fait des émules partout en France. Des enseignant­s qui se battent pour une autre vision du métier, comme au lycée

agricole Jules-Rieffel à Saint-Herblain en LoireAtlan­tique. Mises bout à bout, ces actions créent un changement de paradigme. Un système horizontal puissant qui ne s’enseigne pas dans les grandes écoles. Ceux qui ont eu la chance, à un moment ou un autre dans leur vie, d’apprendre à faire pousser un légume ou une fleur prennent conscience de leur pouvoir !

SD Quel conseil donneriez-vous au jardinier débutant ?

GC Ne rien faire d’abord. Observer les insectes, essentiels au jardin. Savoir dans quelles plantes se nichent les larves, par exemple. Puis opérer par soustracti­on, que ce soit dans un parc ou sur un balcon, ce qui permet de laisser de la place à ce qui plaît au jardin et au jardinier. Il coupe, arrache au pire mais en aucun cas ne commet d’homicides chimiques ! En sortant de l’école, j’ai appliqué mes cours à la lettre. J’avais appris à tuer, j’ai failli me tuer avec des pesticides, c’est là que j’ai commencé à réfléchir. Aujourd’hui, c’est la gestion de l’eau qui est cruciale : j’expériment­e dans mon jardin une tour en pierre sèche qui permet de récupérer l’eau contenue dans l’humidité de l’air.

SD Votre jardin, La Vallée, dans la Creuse, vous a accompagné dans ce cheminemen­t. Pouvez-vous nous le décrire ?

GC C’est un vallon où cohabitent plusieurs biotopes, des zones sèches dans la partie haute et humides dans la partie basse, avec un ruisseau. Il est couronné par une masse forestière animée par des jeux d’ombres et de transparen­ces. Elle crée une clairière au milieu de laquelle j’ai construit ma maison de mes mains au fil

des ans. J’y ai apporté des plantes exogènes, expériment­é la friche, constaté que le jardin était en mouvement, et se déplaçait seul, croissait dans l’espace grâce au vent qui transporte les graines, ce qui a donné naissance à l’idée de jardin en mouvement. Au fil du temps, il est venu du monde ici : fouines, couleuvres, papillons par milliers… J’ai eu la chance d’observer, enfant, des mois entiers, ce lieu sauvage qui allait devenir mon jardin en 1977. Quand je partais en vacances en France depuis l’Algérie où je vivais entre 7 et 14 ans, j’allais à pied observer les insectes au-delà du jardin de mes parents et des pâturages abandonnés. Je voulais en préserver la biodiversi­té, le génie.

SD Lenôtre et le jardin à la française semblent très loin !

GC Lenôtre répondait à l’esprit de son temps, aux jeux des apparences, à la volonté de maîtriser. Le jardinier contempora­in a d’autres priorités : la vie !

SD Vous avez créé une cinquantai­ne de jardins dans le monde, mais les plus connus sont le parc André-Citroën et le Domaine du Rayol. Pourquoi, à votre avis ?

GC Ce sont des jardins publics qui ont une vocation pédagogiqu­e. Le parc André-Citroën, inauguré en 1999 à Paris, met en pratique le jardin en mouvement et cette idée d’autogestio­n. Le Domaine du Rayol, inauguré en 1989, montre la nature pyrophyte qui vit grâce au feu et souligne l’incroyable génie du vivant que nous sous-estimons. Ils sont la preuve que notre relation culturelle avec le jardin, la propreté par exemple, n’a aucun sens biologique. Ces réalisatio­ns ouvrent le champ des possibles…

À lire : le numéro 6 de la revue Garden Lab, Être jardinier, donne la parole à Gilles Clément, avec des photos de Yann Monel.

« Le jardin, en mouvement, croît grâce au vent qui transporte les graines. »

 ??  ?? GILLES CLÉMENT observant les insectes sous une feuille de rhubarbe géante (Gunnera manicata), l’une des plus grandes feuilles du règne végétal.
GILLES CLÉMENT observant les insectes sous une feuille de rhubarbe géante (Gunnera manicata), l’une des plus grandes feuilles du règne végétal.
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 ??  ?? LE « SALON DES BERCES » à La Vallée, le jardin de Gilles Clément dans la Creuse. La Berce du Caucase ou Berce de Mantegazzi (Heracleum mantegazzi­anum) est une plante à la mauvaise réputation que le paysagiste accueille dans son jardin pour l’observatio­n des insectes.
LE « SALON DES BERCES » à La Vallée, le jardin de Gilles Clément dans la Creuse. La Berce du Caucase ou Berce de Mantegazzi (Heracleum mantegazzi­anum) est une plante à la mauvaise réputation que le paysagiste accueille dans son jardin pour l’observatio­n des insectes.
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FLORAISON de Berce du Caucase, qui peut atteindre 4 m de haut.
 ??  ?? À LA VALLÉE, l’escalier d’accès à ce que le paysagiste appelle son « observatoi­re du vivant ».
À LA VALLÉE, l’escalier d’accès à ce que le paysagiste appelle son « observatoi­re du vivant ».
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LE MOLENE BOUILLON- BLANC ( Verbascum thapsus) est une plante bisannuell­e que Gilles Clément laisse arriver toute seule sur les taupinière­s. Elle peut atteindre 2 m de haut à sa floraison.

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